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[Analyse] Le féminisme de Mme Leprince de Beaumont

À la fin du XVIIe siècle, un genre littéraire porté majoritairement par des autrices émerge sous l’impulsion première de Madame d’Aulnoy [1] : le conte merveilleux. Pour Charles Perrault, l’écriture cristallise la pensée des « Modernes » contre les « Anciens » : il s’agit de quitter les rivages antiques pour de nouveaux territoires littéraires. L’exercice est présenté comme une distraction légère dans les salons mondains.

Au XVIIIe siècle, l’écriture du conte et son lectorat se diversifie : le genre est diffusé tardivement dans des livrets de colportage à destination des classes populaires d’un côté [2] et se ramifie au sein des sphères aisées de l’autre : le merveilleux laisse désormais place au conte libertin, satirique, philosophique ou moral [3].

La seconde moitié du XVIIIe siècle est marquée par l’essor d’une littérature « récréative et instructive » s’adressant aux jeunes filles. L’un des ouvrages les plus influents alors est Le Magasin des enfants écrit par Mme Leprince de Beaumont [4]. Dans un article consacré aux lectures des demoiselles du XVIIe au début du XIXe siècle [5], Isabelle Havelange exclut volontairement les contes de ses recherches, arguant que ces derniers « font partie du fonds général de la littérature enfantine ou sont plus explicitement destinés aux garçons ». Pourtant, il est admis que les versions des contes de fée insérés dans Le Magasin des enfants à destination des petites filles ont participé sensiblement à son succès européen et coïncident avec la naissance d’un « conte écrit à l’intention des enfants ».


De nos jours, Mme Leprince de Beaumont est connue principalement pour sa réécriture de La Belle et la Bête de Mme de Villeneuve, parue dans la première édition du Magasin. Le conte est encore prescrit à la lecture dans les collèges et de nombreuses adaptations filmiques et théâtrales en ont été tirées.

En parcourant la vie de cette femme de lettres, alors gouvernante pour l’aristocratie anglaise, on découvre une autrice aux écrits considérables, engagée dans la défense du droit à l’éducation des jeunes filles [6]:

D’autres trouveront que j’ai eu tort de parler aux enfants de choses qu’ils supposeront au-dessus de leur portée, de choses qu’ils prétendent que les femmes mêmes doivent toujours ignorer […] Oui, Messieurs les tyrans, j’ai dessein de les tirer de cette ignorance crasse à laquelle vous les avez condamnées. Certainement j’ai dessein d’en faire des logiciennes, des géomètres, et même des philosophes. Je veux leur apprendre à penser, à penser juste, pour parvenir à bien vivre. Si je n’avais pas l’espoir de parvenir à cette fin, je renoncerais dès ce moment à écrire, à enseigner

Inspirée par les préceptes de Fénelon et de son Traité de l’éducation des filles (1687), Mme Leprince de Beaumont associe lecture savante et plaisir dans ses ouvrages d’éducation. Les jeunes lectrices peuvent ainsi suivre un enseignement disciplinaire (géographie, histoire, sciences), moral et religieux (l’histoire des « Saintes Ecritures ») par le biais de discussions entre Bonne et ses jeunes élèves âgées de 5 à 13 ans. La gouvernante récompense son auditoire en racontant ponctuellement des contes de fée.

Les contes proposés par la pédagogue sont très souvent adaptés des histoires merveilleuses de ses prédécesseurs. Madame Leprince de Beaumont porte un regard critique sur les contes de fée et juge leur réécriture nécessaire lorsqu’ils s’adressent aux enfants [7] :

Le peu de morale qu’on y a fait entrer est noyé sous un merveilleux ridicule, parce qu’il n’est pas joint nécessairement à la fin qu’on doit offrir aux enfants, l’acquisition des vertus, la correction des vices.

Si les contes de Madame Leprince de Beaumont défendent un idéal de vertu, celui-ci est-il conforme aux engagements de l’autrice : sortir les femmes de l’aliénation et de la « tyrannie » des hommes ?


Travaux de recherche consultés autour de la problématique


Pour mieux appréhender l'œuvre et la vie de Mme Leprince de Beaumont, j'ai lu trois essais, dont voici les brefs comptes-rendus. Je confronterai ensuite leurs contenus à mes propres recherches.


Barbara Kaltz : Contes et autres écrits de Mme Leprince de Beaumont [8]

Anne Defrance a réalisé une synthèse critique de l'essai de Barbara Kaltz, qu’elle conclut ainsi [9] :

L’ensemble est une illustration de la bataille menée par l’auteur, tout au long de sa carrière, pour faire évoluer la condition féminine par le levier de l’éducation. […] Un tel travail marque une avancée notable dans la recherche sur Mme de Beaumont et les domaines que couvrent ses productions.

Le recueil contient, outre une biographie approfondie de l’autrice, un corpus représentatif de son œuvre. On peut notamment lire dans son entier la subversive Lettre en réponse à « l’Année merveilleuse » publiée en 1748, dans laquelle Mme Leprince de Beaumont affirme la supériorité du corps, de l’esprit et du cœur de la femme sur l’homme.


Dans son introduction, Barbara Kaltz résume la pensée de Mme Leprince de Beaumont :

Seule la tyrannie des hommes, imposant aux filles toutes sortes d’entraves dès le plus jeune âge, en empêche l’épanouissement intellectuel et psychologique.

La chercheuse présente la femme de lettres comme engagée dans le droit à une éducation éclairée des jeunes filles ; elle s’appuie sur plusieurs de ses écrits, dont L’avis aux parens et aux maîtres, sur l’éducation des enfants :

Cette Demoiselle à quatorze ans, chante à Livre ouvert. Elle fixe les regards d’une Compagnie, lorsqu’elle danse. Elle brode en pèrfection, & fait de même tous les ouvrages convenables à son Sexe […] Vous avez bâti un édifice supèrbe, l’or & le marbre y brillent à l’envi ; mais vous n’avez point pensé aux fondemens, votre Palais s’écroulera au premier jour.

Parmi les textes choisis par Barbara Kaltz, on peut lire l’histoire « vraie » de Molly, Paysanne Poëte, publiée initialement dans le Nouveau magasin françois (1750-1752). Il s’agit d’une fiction à l’intention des demoiselles dénonçant l’oppression sociale qui participe à l’aliénation des jeunes filles quel que soit leur rang : l’héroïne est une enfant qui aime écrire de la poésie. Contrainte par son rang social, Molly doit se cacher des autres pour exercer sa passion et effectue des travaux domestiques éreintants dans les cuisines d’une maison noble. Devenue jeune femme et faute de s’être épanouie intellectuellement, elle tombe « dans une langueur qu’elle connut être mortelle ». Madame Leprince de Beaumont conclut ainsi :

On est forcé de reconnoître un génie supérieur, auquel il n’a manqué que la culture

(autrement dit, l’accès à une éducation)


Si l’engagement de Mme Leprince de Beaumont est indéniable, le portrait qu’en fait Barbara Kaltz n’est pas sans nuances. La chercheuse révèle en effet un dilemme idéologique reflété dans toute l’œuvre de lMme Leprince de Beaumont : entre son parcours de pédagogue en faveur de l’épanouissement intellectuel des jeunes filles et son éducation catholique prônant l’idée d’une femme « inférieure ». Ainsi les personnages féminins dans les contes de Mme Leprince de Beaumont demeureraient les illustrations d’une argumentation « en faveur de la femme vertueuse et soumise dans le mariage ».


Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval : Statut et représentation de la lectrice chez Madame Leprince de Beaumont [10]

Les recherches de Barbara Kaltz s’appuient sur l’ensemble de l’œuvre de Madame Leprince de Beaumont, Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval quant-à-elle concentre principalement son analyse et son argumentation sur le corpus constituant Les Magasins. La chercheuse ne cite d’ailleurs pas l’ouvrage de Barbara Kaltz (publié deux ans avant le colloque « Lectrices d’Ancien Régime ») dans sa bibliographie et s’en tient à une analyse relative au texte (une biographie très succincte de Mme Leprince de Beaumont est toutefois disponible dans ses notes).


Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval tente de déterminer la conception du livre (par extension : de la culture) selon Mme Leprince de Beaumont. La chercheuse s’appuie sur les représentations véhiculées par les personnages des Magasins (la gouvernante et ses élèves) pour répondre à son questionnement. Ainsi, le livre serait « un atout privé et social, le moyen, par exemple pour l’épouse, d’écouter son mari, de parler avec lui sans outrepasser la décence féminine et de le retenir chez lui. »

Cette analyse peut paraître surprenante lorsqu’on connait le parcours de Mme Leprince de Beaumont (cette dernière s’est séparée de ses deux époux successifs). Le postulat de la chercheuse rappelle la contradiction idéologique de la femme de lettres soulignée précédemment par Barbara Kaltz.


L’autrice de l’article analyse les adaptations du conte merveilleux dans Le Magasin des enfants [11] : si les motifs choisis sont similaires à ceux que l’on peut trouver dans les contes de la fin du XVIIe siècle (« naissances, dons, souhaits, enlèvements, chasses aventureuses.. »), Mme Leprince de Beaumont fait évoluer les enjeux moraux qui agitent les personnages. En effet, ceux-ci reposent désormais sur un problème éducatif :

Au méchant donné comme tel par le conte merveilleux, Mme Leprince de Beaumont substitue un contre-héros mal éduqué, retrouvant ainsi la distribution actancielle de la littérature d’éducation.

Le schéma narratif des contes de Mme Leprince de Beaumont évolue systématiquement vers une « conversion » des personnages par le biais de l’éducation et la part du merveilleux (notamment le pouvoir des fées) est réduite au profit du mérite des héros.


Claire Debru : Le magasin des enfants (1756) ou le conte de fées selon une gouvernante – pratique de la réécriture chez Madame Leprince de Beaumont[12]

L’article est entièrement consacré au travail d’adaptation des contes de Madame Leprince de Beaumont. Cette recherche s’appuie sur les travaux de Barbara Kaltz et son ouvrage figure plusieurs fois dans les références bibliographiques en fin d’article.

La problématique soulevée est la suivante : « la pratique de la réécriture chez Madame Leprince de Beaumont consiste-t-elle à ôter de la féérie dans le conte pour l’y remplacer par un discours moral ? »


Claire Debru questionne notamment l’évolution d’une conception de l’amour, du couple et du mariage lors du processus de réécriture engagé par Madame Leprince de Beaumont. À l’issu de l’analyse, la chercheuse constate, tout comme Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, que le conte merveilleux et les « aspirations trop ambitieuses de la noblesse », se sont effacés au profit du conte moral. Elle ajoute que ce phénomène marque la fin de la mode des contes de fée pour adultes et la multiplication de leurs adaptations expurgées à l’intention de la jeunesse.


La comparaison de la représentation de l’amour dans le Magasin des enfants avec celle défendue par les conteuses de la fin du XVIIe siècle mettrait en lumière le positionnement de Mme Leprince de Beaumont. Les premières conteuses seraient porteuses d’une vision de l’amour « dénigrant les compromis, refusant le sentiment refroidi » alors que Mme Leprince de Beaumont se poserait en partisane d’une relation sans passion, non par idéalisme, mais par dépit :

[…] une fille qui a du bon sens ne se soucie pas d’épouser un bel homme […] presque toujours un bel homme est un sot […] tout rempli de son propre mérite.

La chercheuse rejoint Barbara Kaltz dans son constat d’un dilemme idéologique prédominant dans l’œuvre de la conteuse :

De toutes les contradictions et des ambiguïtés qui transparaissent dans l’écriture de Mme Leprince de Beaumont, la plus fascinante est sans doute le statut qu’elle accorde à la femme.

Elle met ainsi en opposition le discours féministe de l’autrice avec l’attitude soumise des personnages féminins de ses contes, en s’appuyant sur les histoires de Belote et de Laidronette (« un mari volage est encouragé à poursuivre ses infidélités sous le prétexte que sa femme est sotte ») et La Curiosité et Les trois souhaits (dans lesquels « la femme est condamnée au bénéfice de l’époux »). Claire Debru interprète la soumission des épouses dans les contes de Madame Leprince de Beaumont, non comme un signe de leur infériorité, mais comme l’unique moyen pour celles-ci d’obtenir un mariage réussi.


Mon analyse des contes du Magasin des enfants

Les études précédentes soulignent communément la contradiction qui règne entre le discours « féministe » de Madame Leprince de Beaumont et sa représentation de la femme dans les contes du Magasin des enfants. Pour arriver à ce constat, les chercheuses ont analysé l’ensemble des textes de l’autrice, établi des comparaisons avec les versions antérieures des contes ou encore étudié la manière dont ces derniers ont été intégrés dans son ouvrage d’éducation. Claire Debru s’appuie sur trois contes (Belote et Laidronette, La Curiosité et Le Conte des Trois Souhaits) pour illustrer l’idée que Madame Leprince de Beaumont « ne cesse de prôner la soumission des femmes dans le cadre du mariage ».

Je vais dans un premier temps analyser ce corpus en éprouvant les hypothèses de la chercheuse, puis tenter d’apporter de nouveaux éléments de réponse à la problématique.


Une femme « condamnée au bénéfice de l’époux. »

D'après l’article de Claire Debru, la femme serait « condamnée au bénéfice de l’époux » dans La Curiosité et le Conte des Trois Souhaits. Une lecture de ces deux histoires permet de nuancer cette interprétation : dans La Curiosité, l’époux est tout autant condamné que la femme à être chassé du palais qui les avait accueillis, pour avoir cédé à la curiosité. L’histoire est fondée sur une analogie avec la « Chute » biblique, utilisée par Bonne pour illustrer la nécessité de tirer une morale de ses lectures (plus particulièrement des Écritures Saintes).

La gouvernante introduit le conte par un avertissement :

Il faut examiner les sottises et les vertus quand on lit des histoires afin de ne pas faire les mêmes fautes.

Le dénouement ne favorise aucun protagoniste, toutefois la morale du conte concorde avec les enseignements religieux de l’autrice et n’est pas en faveur de la femme. Si la paysanne est punie d’avoir été curieuse, l’époux l’est de s’en être ému et de lui avoir cédé :

Ah, ah ! dit le roi, vous disiez, que si vous eussiez été à la place d'Adam, vous eussiez donné un soufflet à Ève, pour lui apprendre à être curieuse et gourmande : il fallait vous souvenir de vos promesses.

Cela rejoint la thèse de Barbara Kaltz sur l’ambiguïté de la position de Madame Leprince de Beaumont, de part son parcours.


Le conte Les trois souhaits est une réécriture des Souhaits ridicules de Perrault. Une fois encore, on peut nuancer l’interprétation de Claire Debru : les deux protagonistes sont ensemble victimes du tour joué par une fée. Si à un moment donné la femme du bûcheron est en position « de faiblesse » à cause du boudin qui lui fait office de nez, son mari est solidaire de son malheur et lui laisse le dernier de leurs trois vœux pour retrouver son visage.


Comme l’a souligné Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, le conte dans son adaptation a acquis une morale reposant sur un enjeu éducatif. La morale satirique de Perrault dans Les souhaits ridicules moquant les hommes « misérables » est reçue dans le conte de Madame Leprince de Beaumont comme une leçon. Cette dernière est d’ailleurs énoncée par la femme du bûcheron « qui a de l’esprit » :

La fée s'est moquée de nous, et elle a eu raison. Peut-être aurions-nous été plus malheureux étant riches, que nous ne le sommes à présent. Crois-moi, mon ami, ne souhaitons rien, et prenons les choses comme il plaira à Dieu de nous les envoyer ; en attendant, soupons avec notre boudin, puisqu'il ne nous reste que cela de nos souhaits.

Un mari « encouragé à l’adultère sous prétexte que son épouse est sotte »


Claire Debru interprète le conte de Belote et Laidronette comme :

[un] encouragement aux infidélités d’un mari volage sous prétexte que sa femme est sotte : puisque son épouse ne suscite plus chez lui que de l’ennui, il n’est pas blâmé de chercher ailleurs d’autres plaisirs.

Il faut dans un premier temps rappeler qu’au XVIIIe siècle, l’adultère dans le milieu aristocratique et à la Cour est bien plus toléré qu’aujourd’hui [14] :

Les dames séduisantes de la cour étaient presque poussées dans le lit de leur souverain pour servir des ambitions de leur époux […] Dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, la pire conséquence d’une liaison adultère est la lourde compensation financière à verser au mari lésé.

Madame Leprince de Beaumont n’approuve, ni ne condamne le comportement du mari de Belote ; ce qu’elle dénonce cependant en mettant en scène l’adultère, c’est la légèreté d’une relation dont les fondements de ne sont que passionnels (charnels) et bâtis sur les apparences (la beauté de Belotte contre la jeunesse et les charmes du prince).

On pourrait soupçonner Mme Leprince de Beaumont de parodier les Précieuses en décrivant un amour démesuré : il était « si fort amoureux d’elle, qu’il ne pouvait la quitter une minute, et qu’il rêvait d’elle toute la nuit », un amour qui s’essouffle au bout de trois mois seulement.


Les choix de Laidronette concordent avec la thèse de Claire Debru selon laquelle l’autrice valoriserait un mariage platonique reposant sur des affinités morales et intellectuelles. La jeune fille devenue raisonnable et pleine d’esprit choisit ainsi d’épouser un ministre plus âgé séduit par son esprit :

Il avait reconnu l’esprit de cette fille, et il l’estimait beaucoup […], il avoua à Laidronette qu’il n’avait que de l’amitié pour elle : c’était justement ce qu’elle demandait.

Si la relation peut sembler fade au regard des épanchements passionnés que l’on peut trouver habituellement dans les contes merveilleux, elle sert de modèle de réussite tout au long de l’histoire. En effet, la plénitude de Laidronette contraste avec les tourments de Belote.

Ainsi l’union selon Mme Leprince de Beaumont doit reposer sur des valeurs « durables » : l’esprit et la vertu, plutôt que sur une passion éphémère basée sur les apparences. Est-ce pour autant prôner une « soumission » féminine ?


Evolution de l’héroïne féminine, du conte merveilleux au conte moral


L’histoire de Belotte et Laidronette est inspirée du conte merveilleux de Mme d’Aulnoy : Le Serpentin vert. En comparant les deux versions, on peut mettre en lumière quelques éléments dans le conte Mme Leprince de Beaumont qui valorisent l’image d’une femme prenant en main sa vie quelles que soient ses cartes, grâce à l’acquisition de connaissances.


Il est intéressant de relever que dans le conte de Mme d’Aulnoy, la lecture va précipiter Laidronette dans le malheur : c’est en lisant l’histoire de Psyché qu’elle va céder à la tentation de voir son époux et le condamner ; alors que dans la version de Mme Leprince de Beaumont (qui n’a plus grand-chose à voir avec l’original en dehors de la trame), le livre est le moteur de l’épanouissement de la jeune fille. Cette dernière prend conscience de l’importance de l’acquisition d’une éducation pour « se distinguer » durablement :

Une laide connaît qu’elle ne peut être aimée à cause de son visage ; cela lui donne la pensée de se distinguer par son esprit. […] La belle, au contraire, n’a qu’à se montrer pour plaire, sa vanité est satisfaite […] ainsi, cette belle fille, qui ne l’est plus, reste une sotte pour toute sa vie, quoique la nature lui ait donné autant d’esprit qu’à une autre ; au lieu que la laide, qui est devenue fort aimable, se moque des maladies et de la vieillesse, qui ne peuvent rien lui ôter…

Comme l’avait constaté Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, Mme Leprince de Beaumont s’éloigne des motifs du conte original (la métamorphose) et installe les protagonistes dans un cadre réaliste : les héroïnes s’en sortent par le mérite (Laidronette) ou la conversion (Belote). La laideur de Laidronette n’est pas une punition ni ne suscite le rejet de sa famille ; la jeune fille s’épanouit en conservant sa laideur et son nom, contrairement à la version de Mme d’Aulnoy (Laidronette devient belle et se renomme « Reine Discrète »). Laidronette n’est plus passive dans le récit de Madame Leprince de Beaumont : d’une héroïne victime du sort et de sa curiosité, le personnage se transforme en un modèle de réussite et un adjuvant indispensable pour remettre Belote « dans le droit chemin » de la connaissance.


Comment interpréter l’idéal féminin défendu dans les contes du Magasin des enfants ?


Dans les quatorze contes du Magasin des enfants, la morale est toujours conforme à l’enseignement religieux. Ainsi La veuve et ses filles et Aurore et Aimée sont des charges contre les dissipations de la Cour et idéalisent en même temps la vie modeste et laborieuse des milieux ruraux. La pédagogue fait l’apologie d’une relation platonique bâtie sur la vertu plutôt que les apparences. Toutefois, jamais aucune femme dans les contes de Madame Leprince de Beaumont ne se marie « contre son gré » ni n’est clairement représentée comme « soumise » à son mari.


Zélie la bergère dans Le prince Chéri refuse d’épouser ce dernier malgré son rang et celui-ci est même puni pour avoir voulu la forcer ; la princesse Gracieuse refuse d’épouser le prince Fortuné dans le conte Fatal et Fortuné car il n’est pas un homme « bon ». Dans le Prince Charmant, le seul moyen de conquérir le cœur de Vraie Gloire est « de travailler à se rendre vertueux ». Le prince Ingénu quant-à-lui, dans le conte Aurore et Aimée, veut s’assurer de la réciprocité des sentiments de celle qu’il aime avant de la demander en mariage à sa mère :

J’irai de tout mon cœur vous demander à votre mère ; mais je ne voudrais pas vous épouser malgré vous : […] cela peut-être vous donnera du chagrin, et j’aimerais mieux mourir, que de vous causer de la peine.

Dans La Belle et la Bête :

[La Bête] épousa la Belle qui vécut avec lui fort longtemps, et dans un bonheur parfait, parce qu’il était fondé sur la vertu

Le prince Fatal épouse la princesse Gracieuse dans le conte Fatal et Fortuné « avec laquelle il vécut fort longtemps dans une parfaite concorde, parce qu'ils s'étaient unis par la vertu » ; dans la Veuve et ses deux filles :

Vermeille avait épousé un jeune paysan, qui n'avait pas de fortune, mais il se souvenait toujours que sa femme lui avait donné tout ce qu'il avait, et il cherchait par ses manières complaisantes à lui en marquer sa reconnaissance.

Ainsi, la représentation de la femme valorisée dans les contes du Magasin des enfants est celle d’une personne conjuguant esprit et vertu, et n’en attendant pas moins de son époux. On peut constater qu’aucune héroïne (ni aucun héros) dans ces histoires ne s’épanouit autrement que dans un mariage. Cela pourrait confirmer la contradiction de la pédagogue relevée par les chercheurs : celle-ci n’offrant, dans ses textes à l’intention des jeunes filles, pas de perspectives plus ambitieuses que celles attendues par la société. Ce conformisme contradictoire avec le parcours de Madame Leprince de Beaumont a très probablement participé au succès du Magasin des enfants, devenu jusqu’en 1830 l’un des livres d’éducation les plus diffusés en Europe.


Notes

[1] Avec l’insertion du conte « L’Ile de la félicité » en 1690 dans le roman « Hypolite Comte de Duglas »

[2] COLLECTIF (1983) Les contes bleus, textes choisis. Edition présentée par BOLLEME, G. et ANDRIES, L. Paris : Montalba.

[3] SERMAIN, J-P. (2005) Le conte de fées du classicisme aux Lumières. Paris : éditions Desjonquères

[4] Le Magasin des enfants, ou Dialogues d’une sage gouvernante avec ses élèves de la première distinction, dans lesquels on fait penser, parler, agir les jeunes gens suivant le génie, le tempérament et les inclinations d’un chacun de Mme Leprince de Beaumont paraît à Londres en 1756 et à Lyon en 1758

[5] HAVELANGE, I. « Littérature pour les demoiselles, XVIIe-début XIXe siècle », in Dictionnaire du livre de jeunesse (2013) Paris : Electre/Ed. du Cercle de la Librairie

[6] Le Magasin des enfants « Avertissements » in KALTZ, B. (2000) Contes et autres écrits de Mme Leprince de Beaumont, éditions Oxford Voltaire foundation

[7] Le Magasin des enfants « Avertissements »

[8] KALTZ, B. (2000) Contes et autres écrits de Mme Leprince de Beaumont, éditions Oxford Voltaire foundation.

[9] DEFRANCE, A. « Jeanne Marie Leprince de Beaumont, Contes et autres écrits », Féeries [En ligne], 1 | 2004, mis en ligne le 29 janvier 2007, consulté le 02 janvier 2014. URL : http://feeries.revues.org/86 [2] Ibid. p.4

[10] actes du colloque « Lectrices d'Ancien Régime », Université de Rennes 2, du 27 au 29 juin 2002, Lectrices d'Ancien Régime (2003) P.U. de Rennes, sous la direction d'Isabelle Brouard-Arends, p.615-624.

[11] Ibid. p.620

[12] DEBRU, Claire, «Le Magasin des enfants (1756) ou le conte de fées selon une gouvernante : pratiques de la réécriture chez Madame Le Prince de Beaumont», dans le Conte merveilleux au XVIIIe siècle. Une poétique expérimentale (2002), Kimé, coll. «Détours littéraires», p. 151-163.

[13] Propos de Mademoiselle Bonne, à la suite du conte Le Prince Spirituel dans le Magasin des enfants

[14] COLLECTIF (2002) Histoire des femmes en Occident T.3 XVIe-XVIIIe siècle. Sous la dir. de ZEMON DAVID, N et FARGE, A. Paris : Perrin p.108


(cet article est une adaptation de mes recherches en 2015)

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