top of page

[Analyse] « En elle, l’humanité respire » - Pourquoi lire et relire Marie-Aude Murail aujourd’hui ?

(voici une version en français de mon article sur Marie-Aude Murail, lauréate du Prix Andersen - publié en anglais dans la revue Bookbird cet automne)


Marie-Aude Murail écrit depuis plus de trente-cinq ans pour le jeune public et part à sa rencontre dans le monde entier. C’est ainsi qu’avec une précision quasi ethnographique, elle interroge les enfants qu’elle écoute très sérieusement, et observe la société avec eux.

Des générations ont grandi et grandissent encore en dévorant ses récits. Elle a d’ailleurs à cœur de les retravailler lorsqu’ils sont réédités, pour qu’ils ne vieillissent jamais. La lauréate du Prix Andersen évoque tout au long de sa carrière l’importance de porter des histoires au plus grand nombre d’enfants, pour les aider à grandir :

Je crois, moi, qu’à travers la littérature de jeunesse se livre un terrible combat, se joue une dernière chance : celle de donner aux enfants “les mots pour le dire”. […] Il faut transmettre aux enfants les mots pour dire ce qu’on souffre, ce qu’on désire, ce qu’on aime, pour désigner le bien, le mal, la peur, la haine. Tous ces mots qui font l’homme debout. C’est le devoir des adultes de transmettre le trésor des mots ; c’est donc le devoir des auteurs et des éditeurs de préserver ce trésor. - Continue la lecture (1993) p.26

Avec une écriture ciselée, elle insuffle tendresse et audace dans chacune de ses histoires. Avant l’heure, elle a donné voix à des tribus de personnages de tous âges, de tous milieux, de sexualités, d’origines et de religions diverses. Marie-Aude Murail a sans aucun doute marqué – et marque encore - de son empreinte les littératures de jeunesse francophones.

Aujourd’hui, elle a publié près d’une centaine de livres pour la jeunesse : des contes, des récits historiques, des polars, du fantastique, de nombreuses histoires de vies. Plusieurs fois récompensée en France et à l’international, son œuvre est traduite dans 27 langues et adaptée dans différents formats. Il lui arrive d’écrire « à plusieurs voix » ; ainsi sa dernière trilogie policière qui commence par Angie ! (2021), est un émouvant projet d’écriture à deux, avec feu son frère Lorris Murail.

En puisant dans les propos de Marie-Aude Murail et en décryptant ce qui fait la force de son écriture - sans toutefois en faire le tour car il y aurait tant à dire ! - j’espère vous donner envie de lire et de partager ses histoires à haute voix, où que vous soyez.

« Nous venions d’horizons si différents que rien ne nous destinait à nous dire un jour je t’aime. »

Souvent, dans les romans pour la jeunesse contemporains publiés par l’édition française, les histoires sont focalisées sur de jeunes personnages facilitant l’identification des lecteurs, qui se racontent à la première personne.

Marie-Aude Murail s’appuie sur cette mécanique bien huilée au début de sa carrière d’écrivain jeunesse. C’est ainsi qu’on peut découvrir entre 1989 et 1992 les drolatiques Mésaventures d’Émilien – un héros adolescent qui dépeint le monde avec un humour caustique, sans s’épargner lui-même :

Je rentrai chez moi à vélo, en faisant un long détour sous les étoiles. Cette planète, elle fait mal parfois. « Ce que tu es con, me disais-je, tout en pédalant comme un fou, ce que tu es con ! » (p.48)

Ce dernier grandit avec ses lecteurs au fil de sept histoires – avant même que le roman feuilleton ne redevienne populaire au début des années 2000.

Très tôt cependant, Marie-Aude Murail parie que les jeunes peuvent aussi trouver leurs semblables dans d’autres figures de la société – et ainsi élargir ses horizons. De 1991 à 1998, elle choisit pour sa première série de polars un héros de 34 ans, Nils Hasard, qui résout des énigmes avec panache et intelligence, tout en révélant des pans douloureux de sa jeunesse et les mystères qui entourent sa famille.

Nombreux sont les personnages adultes dans ses textes, qui dévoilent des fêlures provenant directement de leur enfance et les rapprochent de leurs lecteurs. Peu à peu, l’œuvre miroir de Marie-Aude Murail se fait prismatique : l’autrice emprunte aujourd’hui essentiellement un point de vue omniscient.


Comme une marionnettiste qui aurait à portée de main la société toute entière, Marie-Aude Murail fait dialoguer des personnages que rien n’aurait pu rapprocher, si ce n’est la scène offerte par ses livres. Elle campe ainsi volontairement ses histoires dans des lieux qui permettent la rencontre : un salon de coiffure, un cabinet de médecin, la maison d’un thérapeute ou encore l’école qui, le rappelle l’autrice, « n’est pas un sanctuaire ». Et puis, il y a les planches des scènes de théâtre, dans 3000 façons de dire je t’aime (2013).

L’incipit du roman résume bien le point de départ de son écriture :

Nous étions trois collégiens de cinquième et nous venions d’horizons si différents que rien ne nous destinait à nous dire un jour je t’aime.

« L’autre, ton semblable, veut être aimé. »

Dans un style économe en description, laissant une large place aux dialogues et aux pensées des personnages, Marie-Aude Murail leur octroie une densité palpable. Les sujets de société qui occupent les romans de Marie-Aude Murail sont abordés par des personnages ambivalents. Cela permet aux lecteurs de réfléchir, sans jamais tomber dans le dogmatisme :

Je voudrais que les jeunes admettent qu'il n'y a pas d'un côté du monde le bien et de l'autre le mal. La frontière du bien et du mal nous traverse. Reconnaître sa propre ambivalence ôte à l'univers un peu de sa violence. - Continue la lecture p.72

Dans Oh Boy ! (2000), l’un de ses romans les plus traduits et les plus récompensés, MAM entraine ainsi un groupe bigarré de personnages à travers un labyrinthe de tourments (d’aucuns appelleront cela « la vie ») : Siméon 14 ans, Morgane 8 ans et Venise 5 ans, composent une fratrie orpheline qui refuse d’être séparée. Deux solutions s’offrent aux enfants Morlevent, qui consternent les jeunes lecteurs : d’un côté, Josiane, une sœur par alliance, souhaite les séparer et accueillir Venise et ses boucles blondes, pour combler son désir d’enfant. De l’autre, Barthélémy, grand frère autocentré et haut-en-couleur, jeune adulte homosexuel collectant les conquêtes, refuse de s’encombrer de responsabilités. Comble du drame : Siméon découvre qu’il a une leucémie et s’apprête à traverser une épreuve, dont on ne sait s’il reviendra vivant.

Que la vie peut-être dure ! Mais Marie-Aude Murail fonde son écriture sur l’optimisme et ne laisse jamais ses lecteurs sombrer dans le désespoir. C’est précisément la force de son écriture. L’épigraphe du roman, tiré des écrits de Romain Gary, livre la recette secrète :

L’humour est une déclaration de dignité, une affirmation de la supériorité de l’homme sur ce qui lui arrive.

L’humour est le levier efficace que Marie-Aude Murail utilise sans limites pour désamorcer les pires tragédies et avancer sur le chemin de la résilience :

Et si on trouvait ça drôle, finalement ». Et tout s'éclaire autrement, devient effectivement très amusant. Il y a des gens qui savent parfaitement raconter des catastrophes et vous faire mourir de rire, parce qu'ils ont fait ce travail sur eux. RLPE n°170 (1996)

Dans Oh Boy !, l’humour sauve du désespoir, par le truchement de Barthélémy. Son comportement aussi flamboyant qu’inapproprié – pour ne pas dire complètement amoral - permet justement aux lecteurs et à Siméon, dans sa chambre d’hôpital, de rire comme une porte qui grince, après avoir vidé des cartons de mouchoirs. C’est lui qui devient le héros principal de l’histoire, celui auquel les enfants s’attachent, comme l’a constaté Marie-Aude Murail en discutant avec ses lecteurs. De tous les personnages, c’est d’ailleurs Barthélémy qui évolue le plus. Il permet aux trois enfants d’obtenir réparation face à un destin cruel, en devenant le pilier indispensable de la famille de guingois.


Dans un entretien pour le Bulletin des bibliothèques de France (2003), MAM explique que Barthélémy, à l’instar de tous les personnages à la marge qui peuplent ses romans et lui ressemblent le plus, n’est pas un prétexte au service d’un message sur le droit à la différence :

Je le dis aux jeunes, la tolérance est un mot qui m’exaspère. Trop aimable de tolérer l’autre ! L’autre, ton semblable, veut être aimé.

Chez Marie-Aude Murail, la première impression que l’on se fait des personnages est rarement la bonne. Quels que soient leurs choix, l’autrice livre en temps voulu des clefs pour les comprendre (mais pas toujours leur pardonner). Notre jugement de lecteur – souvent lapidaire au début de ses romans ! – est mis à mal. Le monde nous apparaît dans sa complexité. On découvrira par exemple que Josiane, adulte égoïste prête à séparer les enfants Morlevant, proférant des propos homophobes à l’encontre de Barthelemy pour obtenir leur tutelle, a finalement une blessure et une humilité qui parviennent à émouvoir lorsqu’elle quitte la scène :

Ces quatre-là étaient les enfants de l’homme qui avait dévasté son enfance. Quelque chose les unissait dont elle resterait exclue. Et peut-être, pour ne pas s’y briser le cœur, devait-elle l’accepter. Elle s’en alla sur la pointe des pieds. (p.206)

« Je mets la tête sous l’eau à mes personnages puis je les regarde qui remontent vers la lumière »

La citation en intertitre semble provenir d’un curieux démiurge, n’est-ce pas ? Elle est extraite d’un numéro spécial de la Revue des livres pour enfants consacrée aux Secrets d’auteurs (2015). Marie-Aude Murail y explique l’une des règles qui oriente son écriture :

J’essaie de voir ce qui dans l’être humain résiste. (p.111)

Quelle que soit l’époque ou le milieu social, en crinoline ou en survet’, avec un langage cru ou châtié, ses personnages font leurs chemins, dans l’esprit des grands romans d’apprentissage.

Certaines épreuves sont intemporelles : se trouver et trouver sa voie par exemple, dans une société en prise aux préjugés. Ce sera le cas dans le roman Maïté coiffure (2004), qui raconte comment Louis découvre sa vocation lors d’un stage dans un salon, contre l’avis d’un père au jugement sans appel :

- Tu vas faire le larbin dans cet endroit minable ! Au lieu de travailler pour toi, pour ton avenir. Si Louis avait eu les mots, il aurait pu dire à son père qu’il était bien en train de travailler pour son avenir. Puisqu’il voulait être coiffeur. Il porta les mains à son cœur. Il aurait voulu s’arracher quelque chose. (p.147)

La famille est le microcosme le plus représenté dans l’œuvre de Marie-Aude Murail, à travers des personnages aux relations souvent tendues au départ, que le dialogue parvient (parfois) à délier. Dans cet échange qui se poursuivra violemment, Louis n’a pas les bons mots, ceux que l’autrice essaie d’offrir à ses jeunes lecteurs dans la littérature, pour mieux affronter la vie. Il n’a alors que les gestes :

Louis tendait presque les mains. Il implorait. Mais sans mots. Sans phrases. (p.147)

Autre époque, autre registre de langue, même enjeu dans le roman fleuve Miss Charity (2008), une impressionnante fresque féministe qui reproduit l’ambiance d’une époque, soutenue par les illustrations à l’aquarelle de Philippe Dumas. Passionnée par le théâtre shakespearien et par les créatures à poils et à plumes qui l’entourent - faute de recevoir l’amour des humains - Charity Tiddler souhaite devenir une artiste, dans une société victorienne guindée qui ne laisse pas les femmes poursuivre leurs rêves. Inspiré de la vie de Beatrix Potter, le roman est un hommage plus large aux créatrices du XIXe siècle et, explique l’autrice « à la volonté de fer qui leur fut nécessaire pour se frayer un chemin dans un monde régenté par des hommes. »

Ce texte est également une brillante mise en abyme, qui révèle les affres rencontrées par Marie-Aude Murail sur le sentier de la création pour la jeunesse. Comme chacun des personnages qu’elle a créés, celui-ci livre une part de son histoire :

[...]une héroïne qui, au fond, me ressemble, petite fille enfermée dans un cercle magique, et qui, peu à peu, lentement, parvient à exister aux yeux des autres. Elle en dessinant, moi en écrivant.

« La vie, la Vie »

- ainsi se termine l’histoire de Miss Charity, tandis que celle du lecteur reprend, en fermant le livre. En lui, une énergie renouvelée pour grandir, insufflée par la force des mots.


Voici la seconde règle de Marie-Aude Murail : toutes les fins de ses histoires se doivent d’être heureuses et l’ordre du monde rétablit. Dans un entretien pour France Info (2022), elle témoigne de sa volonté de faire de ses livres des compagnons de route, capable de réconforter les lecteurs dans leurs vies :

Je ne suis pas du tout à l'eau de rose, simplement quand je quitte la chambre d'un enfant après lui avoir dit bonne nuit, je laisse une veilleuse. La veilleuse ça s'appelle l'espoir. Dans mes livres jeunesse elle est toujours allumée.

Cet espoir et cette force de vie, Marie-Aude Murail les tient de son expérience de lectrice. Adolescente, après avoir lu de nombreux classiques français dans lesquels les héros ne faisaient pas long feu, elle découvre l’œuvre de Charles Dickens, dont la lecture est vécue comme une révélation. À travers les feuilletons à rebondissement du grand auteur, elle comprend qu’on peut pleurer, rire et désirer en lisant des histoires et que ces dernières peuvent BIEN finir. Elle lui a rendu hommage par la suite, notamment dans une biographie pour enfants (2005) et en adaptant pour la jeunesse De Grandes Espérances (2012).

Si le style de Marie-Aude Murail, qui s’est essayée à de nombreux genres, est plus direct et sans entournure, elle hérite de Dickens la tonalité de ses histoires, la richesse de ses représentations et la profondeur des personnages, dont nous avons parlé plus tôt :

[Dickens] m’a appris ce métier. Il m’a appris par exemple que les personnages secondaires n’existent pas. Tout personnage a envie d’exister. C’est pour ça que les romans de Dickens sont fourmillants de vie, c’est que tous les personnages essaient de tirer la couverture à eux, même si ce n’est que pour trois lignes. – Secrets d’auteurs p.111

« Écrire, c’est dresser un état des lieux de la société. »

On vient de voir comment les personnages ambivalents de Marie-Aude Murail pouvait provenir de tous horizons et se croiser dans des lieux singuliers. Ils ont de communs certaines problématiques universelles, mais peuvent aussi faire face à une actualité très contemporaine. Marie-Aude Murail dit qu’elle ressent une forme d’urgence à mettre en scène certains sujets de société et histoires vécues. L’humour conduit son écriture, mais la colère peut aussi en être l’un des moteurs.

Elle écrit par exemple Oh Boy ! contre l’homophobie, sujet alors très rarement abordé dans les littératures ados. Dans un entretien pour Le Parisien (2018), elle explique comment sa propre histoire a pu influer sur ses choix d’écriture :

Si j'ai parlé d'homosexualité dans Oh, Boy ! il y a bientôt vingt ans, et à l'époque ce n'était vraiment pas évident, c'est parce que moi-même, adolescente, j'ai été brièvement amoureuse d'une amie. Je cherche à aider enfants et ados en parlant de leurs douleurs sociales.

En 2006, Marie-Aude Murail signe un texte furieux pour la défense des droits des mineurs exilés, "Où sont les valeurs de la République ?", dont on peut saluer la conclusion percutante :

Pour ma part, je n’ai que deux questions à vous poser et je vous demande d’y répondre en votre âme et conscience. Est-il possible que dans la France de 2006 deux enfants kurdes soient emmenés d’une école maternelle entre deux gendarmes comme cela vient de se faire au Mans ? Est-il pensable qu’une enfant de sept ans soit envoyée au Congo en même temps que nos soldats comme on nous en menace à Orléans ? Si cela est possible, si cela est pensable, alors les Barbares ne sont pas à nos portes, comme on voudrait nous le faire croire, ils sont chez nous.

Son engagement se traduit dans un roman qu’elle adresse alors à la jeunesse : Vive la République !

Dans La Fille du docteur Baudouin (2006), on suivra le cheminement douloureux de Violaine, une adolescente enceinte qui fait le choix d’avorter – malheureusement le sujet fait beaucoup parler de lui en 2022. Ici encore, elle livre un peu d’elle-même. Sur le fait de tomber enceinte, Marie-Aude Murail choisit délicatement les mots :

– Et cela arrive aux adolescentes… dix mille par an, précisa Vianney. Parce qu’elles ne croient pas que ça peut leur arriver. Elles se sentent encore comme des enfants… Un enfant ne peut pas avoir un enfant… (p.87)

Elle ponctue son histoire d’un humour au vitriol pour affronter le drame :

Tout le monde meurt dans cette vie. Ce n’est pas la peine de naître. Sur cette réflexion encourageante, Violaine ouvrit grands les yeux. Et voilà, c’était le matin, elle était enceinte pour la journée. Elle ne pouvait pas mettre ça de côté deux minutes. Elle avait mal au cœur et deux heures de philo pour commencer. (p.53)

Et la parole se libère et répare dans la famille. Ainsi lors d’un échange entre Violaine et sa mère, cette dernière lui révèle qu’elle aussi a avorté quand elle était plus jeune. Violaine de réagir

– C’est dur, la vie, soupira-t-elle, confondue par une telle découverte. (p.79)

et sa mère de répondre, une phrase qui dit beaucoup en peu de mots :

- Mais c’est long, une vie. (79)

En 2017, Marie-Aude Murail imagine Sauveur et Fils en partant d’un constat : on répond globalement mal aujourd’hui à la souffrance de nombreux jeunes, qu’ils soient en manque d’écoute ou malheureux à l’école, en pleine quête identitaire ou surnageant dans une famille qui se délite. Dans le cabinet du thérapeute antillais, on a plaisir à suivre certains patients à travers les six (bientôt sept !) épisodes de la saga.

« Un livre, c’est un poids mort. C’est le lecteur qui le ressuscite. C’est le lecteur qui compte. »

On vient de faire un tour succinct de quelques-uns des titres de Marie-Aude Murail, afin de dévoiler les ingrédients qui lui permettent de déployer ses histoires. En filigrane de toutes ses explorations, un personnage indispensable demeure, que nous n’avons pas encore présenté :

« Pour vous, qu’est-ce qu’un livre ? » m’avait demandé une jeune fille à la Réunion. Sans hésiter, j’avais répondu : « Rien. » Des signes noirs sur un tas de papier, du carton recouvert de poussière. Un livre, c’est un poids mort. C’est le lecteur qui le ressuscite. C’est le lecteur qui compte. - Continue la lecture p.103

Marie-Aude Murail a toujours écrit pour être lue. Dès 12 ans, ses premières histoires d’adressent à sa petite sœur Elvire.

L'autrice ne s’en cache pas : elle puise allégrement dans les propos et les actes des enfants et des adolescents qui l’entourent depuis le début de sa carrière. C’est surement la raison pour laquelle ses récits sont toujours en phase avec les pratiques les plus populaires, et les paroles authentiques. Elle confie, dans un carnet biographique :

Dans la crèche parentale où je conduisais mon fils, les enfants des autres m’ont paru tout aussi formidables. Je les ai écoutés, vraiment, à leur hauteur. Ce qu’ils avaient à me dire me semblait bien plus intéressant que tout ce que l’on pouvait me dire par ailleurs. Lumineux, percutant, touchant, bouleversant. C’est cette force de l’enfance que j’essaye de montrer dans mes romans.

Ainsi, ce sont souvent les voix de ses plus jeunes personnages qui frappent les lecteurs de vérités nues.


Marie-Aude Murail recueille aussi consciencieusement les points de vue de jeunes rencontrés autour du monde : plus ou moins éloignés du livre et de la lecture, étudiants dans des milieux divers - des Réseaux d'éducation prioritaire (REP) aux écoles internationales. C’est en discutant avec les ados d’aujourd’hui qu’elle entend par exemple parler pour la première fois de scarification. C’est comme cela qu’elle élabore le personnage de Margot, 14 ans, la doudoune remontée sur les bras, première patiente que l’on croise dans le cabinet du thérapeute dans Sauveur et Fils.


Marie-Aude Murail est engagée pour la cause des enfants, qu’elle veut transformer en lecteurs. Pour cela, elle travaille notamment à démythifier la figure de l’écrivain. Dans son thriller Le tueur à la cravate (2010), plusieurs dizaine de pages sont consacrées à la genèse de l’histoire. On commence à la date du 12 janvier 2009 :

J’ai décidé de tenir le journal de la création à venir, car j’aimerais pouvoir répondre à la question qu’on m’a posée des dizaines de fois : « D’où ça vous vient, l’inspiration ? ». (p.290)

Les adolescents découvrent ensuite cinq mois de doutes et de recherches, à travers les confessions d’une autrice devenue héroïne de sa propre histoire. Elle conclut par des mots qui résument tout :

On demanda un jour à cette chanteuse que j’aimais bien, France Gall, si son verbe de prédilection était celui de sa chanson : « Résiste ! » Elle a répondu qu’elle préférait : « Traverse ! » Mes romans sont des chemins de traverse. (p.362)

« Alors, je vous le demande à toutes, à tous : allez, n’ayez pas peur, grandissez ! Je vous le promets, la vie, c’est beau. »

Marie-Aude Murail a évoqué tout au long de sa carrière sa conception de la littérature pour la jeunesse. Ses propos sont une mine d’or pour qui veut comprendre la relation étroite entre « le vécu » et « le raconté » des créateurs. Je vous recommande tout particulièrement deux essais :

Dans Continue la lecture, on n’aime pas la récré, Marie-Aude Murail raconte ce qui a fait germer son écriture et conclut en donnant aux lecteurs un nouvel élan :

Alors, je vous le demande à toutes, à tous : allez, n’ayez pas peur, grandissez ! Je vous le promets, la vie, c’est beau. (p.180)

Et l’on comprend mieux l’importance d’un terreau composé de paroles enfantines. On en apprend également plus sur son parcours, dont j’ai finalement peu parlé.

Et puis, il y a En nous beaucoup d’hommes respirent (2018). Une véritable enquête biographique dans laquelle Marie-Aude Murail dévoile cent ans d’histoire de sa famille et de grands portraits d’artistes, à travers des documents d’archives, des anecdotes cocasses et des faits tragiques. Dans un texte qui s’adresse aussi bien aux adultes qu’aux adolescents, elle présente ainsi le socle sur lequel elle s’est construite et qui alimente ses livres : de grandes histoires d’amour.

Œuvres citées

Murail, Marie-Aude. Les mésaventures d’Émilien Tome 1. L’école des loisirs, 1989 – NE 2020.

---. Nils Hazard, chasseur d’énigmes Tome 1. L’école des loisirs, 1991 – NE 2011.

---. Oh boy !. L’école des loisirs, 2000 - NE 2015.

---. Maïté coiffure, L’école des loisirs, 2004 – NE 2015.

---. Charles Dickens, L’école des loisirs, 2005.

---. La Fille du Docteur Baudoin, L’école des loisirs, 2006.

---. Miss Charity, L’école des loisirs, 2008.

---. Le Tueur à la cravate, L’école des loisirs, 2010.

---. De Grande Espérances, l’écoles des loisirs, 2012.

---. 3000 façons de dire je t’aime. L’école des loisirs, 2013.

---. Sauveur et Fils Tome 1. L’école des loisirs, 2017.

---. Angie !. L’école des loisirs, 2021.


Sources

Murail, Marie-Aude. Continue la lecture on n’aime pas la récré. Calmann-Lévy, 1993.

---. En nous beaucoup d’hommes respirent. L’Iconoclaste, 2018. Ballanger, Françoise. « Entretien avec Marie-Aude Murail », Revue des Livres pour Enfants, no. 170, 1996, pp. 47-55

Murail, Marie-Aude. « Cibles mouvantes », Bulletin des bibliothèques de France, no. 3, 2003, pp. 38-42.

Murail, Marie-Aude. « Où sont les valeurs de la République ? », Extrait de la Lettre d’Attac 45, n°37-38, 2006, Attac 45, https://local.attac.org/attac45/spip.php?article260

Chérer, Sophie. Mon écrivain préféré. L’école des loisirs, 2011.

Beau, Nathalie. « Marie-Aude Murail : Le Meilleur de soi », Secrets d’écrivain, Revue des Livres pour Enfants, HS no. 2, 2015, pp. 108-113

Bajot, Sandrine. « Salon du livre jeunesse : Les enfants ont besoin de vérité », Le Parisien, 27 Nov. 2018, https://www.leparisien.fr/culture-loisirs/livres/salon-du-livre-jeunesse-les-enfants-ont-besoin-de-verite-27-11-2018-7954809.php

Tourret, Louise. « Marie-Aude Murail : J'ai besoin qu'il y ait des enfants, c'est mon écologie », Les Masterclasses, 5 Aug. 2019, France Culture, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-masterclasses/marie-aude-murail-j-ai-besoin-qu-il-y-ait-des-enfants-c-est-mon-ecologie-4703073

Ribault-Caillol, Cécile. « Marie-Aude Murail, grande lauréate du Prix Hans Christian Andersen », franceinfo junior livres, 27 Mar. 2022, France Info, https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/franceinfo-junior-livres/marie-aude-murail-grande-laureate-du-prix-hans-christian-andersen_5006296.html

bottom of page