(cet article est une adaptation de recherches menées en 2015, pour m'initier à la méthodologie d'enquête sociologique)
Introduction
D'après une enquête Ipsos, les parents sont les premiers prescripteurs de livres pour leurs enfants[1]. Ils peuvent en effet constituer leur première bibliothèque, partager avec eux leurs lectures, transmettre ou non un goût, une émotion, un savoir.
J’ai choisi de questionner spécifiquement ce public sur l’acte de lecture, en faisant à la fois appel à leur mémoire et leurs pratiques.
D'un point de vue méthodologique, cette enquête a été "libérée" de manière concentrique et virale à partir de mon réseau professionnel sur Facebook[2]. J'ai également tenté sans grands résultats de poster un "appel à témoins" sur plusieurs sites, dont "parents solo"[3] (seules deux réponses me sont parvenues par ce biais). Le lendemain de sa mise en ligne, Gabriel Lucas, directeur du blog La Mare aux Mots a pris l'initiative sympathique de transmettre le lien de mon enquête et de solliciter son réseau de parents via une newsletter[4]. Cette action a très rapidement fait augmenter le nombre de participations : ainsi, quatre jours après la diffusion de mes questions, j'avais reçu 165 réponses. Etant donnée la richesse de la matière, j'ai choisi de clore l'accès à l'enquête pour traiter ces données.
L'analyse qui va suivre prend en compte tous ces biais et interroge surtout les évolutions du rapport aux livres quand on grandit.
Profil des participants
Identité et milieu socioprofessionnel
La moyenne d’âge des personnes interrogées est de 35 ans ; la majorité fait donc partie d’une génération ayant pu profiter de l’essor de la littérature de jeunesse à partir des années 70.
Le groupe est essentiellement féminin : sur 165 participations, seulement 9 hommes, dont 7 ont une profession en lien avec le livre ou la jeunesse[5]. La manière dont l’enquête a été diffusée permet de comprendre la représentation globalement « homogène » des origines socioprofessionnelles. En effet, si de nombreux corps de métiers sont représentés (du chimiste au masseur-kinésithérapeute), les parents participants ont globalement un niveau socioprofessionnel élevé ou bien une profession tournée vers le livre et l'enfance. Ainsi, près de 40% des personnes sondées ont un métier en lien direct avec le livre pour enfants (dont 14 libraires et 32 enseignants).
La place de la lecture
Comme le montre le tableau ci-dessous, la lecture est une activité présente, voire omniprésente dans le quotidien de 93% des participants. Les parents qui ne lisent pas ou peu évoquent pour certains le manque de temps :
Je lis moins depuis que je suis devenue maman... mais ai bon espoir de reprendre avec plus d'assiduité bientôt !
Je ne peux pas lire tous les jours, mais je ne peux m'imaginer ma vie sans eux.
Globalement j'ai pas le temps, mais je lis parfois non stop pendant plusieurs jours.
D’autres parents incluent dans leurs activités de lecteurs les lectures partagées avec leurs enfants :
Histoire lue tous les soirs pour mon fils.
En moyenne 3 histoires pour les petits.
La place de la littérature de jeunesse
La totalité des foyers dit posséder aujourd’hui des livres pour la jeunesse et il est important, voire essentiel pour 98% des parents que leurs enfants acquièrent le plaisir de lire. Les personnes sondées ont tendance à suivre de manière régulière ou très régulière l’actualité du livre pour la jeunesse.
Ces dernières utilisent en majorité les médias pour s’informer. 19% des parents mentionnent les blogs – généralement supervisés par d’autres parents, dont « La mare aux mots » ; cela s’explique notamment par le biais de diffusion de l’enquête. Plus de la moitié des parents interrogés suivent l’actualité jeunesse grâce aux librairies. Cela met en lumière l’importance qualitative du maillage des librairies indépendantes en France, notamment des librairies spécialisées jeunesse ; le magazine Citrouille édité par ces dernières est d’ailleurs cité à plusieurs reprises parmi les revues consultées. Les bibliothèques sont évoquées par 41% des personnes interrogées et leur rôle dans les habitudes de lecture sera rappelé par la suite.
On a défini un ensemble de caractéristiques communes aux parents de cet échantillon : ces derniers sont globalement lecteurs, voire grands lecteurs, sensibles et informés à propos de la littérature de jeunesse. Cela induit-il une homogénéité dans les manières de lire et les représentations de la lecture d’enfance ?
Analyse
Mémoire des lectures d’enfance
Analyse lexicale : premier constat
Luce Dupraz, sociologue spécialiste de la petite enfance, écrit[6] :
[…] L’enfant mange et savoure ces mots comme la bouche mange et savoure les mets. Il absorbe cette nourriture et l’assimile, tant la comparaison de la mémoire avec un estomac qui digère est pertinente.
Ces propos font écho aux relevés lexicaux de l’enquête. En effet, la manducation (dans le sens littéral, voire parfois sacré du mot) est un champ lexical récurrent utilisé par les adultes grands lecteurs, lorsqu’ils évoquent leurs souvenirs :
dix participants disent s’être « nourris » de livres dans leur enfance, en avoir eu le « goût » ou « l’appétit » :
C'est quelque chose qui m'a beaucoup accompagnée, nourrie.
Un livre […] m’a donné le gout de la lecture. Je l'ai lu en un après-midi. Je l’ai dévoré!
18 parents évoquent l’acte de lecture en des termes pantagruéliques et compulsifs : « avaler » (« J'ai avalé ce roman en une nuit »), « dévorer » (« dès que j'ai eu l'âge, j'ai dévoré tous les livres de la bibliothèque scolaire. ») - « boulimie » (« Je lisais énormément, tout ce qui me tombait sous la main, de façon quasi boulimique ») ; une maman se souvient même – avec rancœur - d’une consommation littérale :
J'ai été folle de rage lorsque ma sœur m'a littéralement bouffé un Gautier-Languereau que j'adorais. J'avais 6 ans, elle 3.
Les parents n’utilisent plus ces expressions lorsqu’ils abordent leurs pratiques à l’âge adulte.
Cela veut-il dire que le lecteur « gros mangeur » n’est qu’un statut transitoire vers une « consommation » plus délicate ? Voyons quels autres phénomènes pourraient nous permettre d’identifier le jeune lecteur.
Un parcours de lecture
35% des personnes racontent leur rapport à la lecture sous forme de parcours, balisés par des livres bien définis. L’exemple ci-dessous correspond à un itinéraire « idéal », selon le marché éditorial actuel : de l’album aux premières lectures, le lecteur affine ses goûts, se tourne notamment vers les romans dédiés à l’imaginaire, puis vers une littérature pour adulte :
J'ai toujours adoré lire avec beaucoup de livres à portée de main en commençant avec l'école des loisirs, la bibliothèque rose puis verte, la comtesse de Ségur puis les Jules verne. Je suis ensuite passé à la même période au collège à la science fiction, au monde de Tolkien et à Alexandre Dumas et Stendhal que ma grand-mère m'offrait en édition reliée magnifique que je conserve. Et j'ai toujours continué avec des lectures très variées.
D’autres parcours sont plus chaotiques : 7 participants font part de l’influence négative, voire de la rupture provoquée dans leurs pratiques par les lectures scolaires obligatoires :
J'ai arrêté de lire entre 15 et 18 ans, assimilant la lecture avec la scolarité. Une fois la scolarité finie, je l'ai retrouvée.
J'ai un peu laissé tombé au lycée, je ne supportais plus qu'on m'impose de lire, et j'ai retrouvé le goût de la lecture "plaisir" au cours de mes études.
Mon appétit de lecture était insatiable, jusqu'à mon entrée au collège et les lectures imposées...
Le témoignage suivant a la particularité de rapprocher les émotions suscitées par les livres avec le contexte de leurs lectures :
Des souvenirs de moments de plaisir liés à la lecture émaillent toute mon enfance : quand je lisais oui oui […] en me cachant sous ma couverture, quand je lisais le club des cinq en écoutant de la musique classique, mes premières grandes frousses avec stephen king, les BD que je lisais dès que j'en trouvais, l'atmosphère de la bibliothèque (avec cette odeur si particulière)... Bref, les livres m'accompagnent depuis toujours, font partie intégrante de mon quotidien.
Il est intéressant de constater que la lecture critique est totalement absente des témoignages. Pourrait-on déduire que la mémoire du livre est essentiellement d'ordre émotionnelle ?
Différentes manières de lire
D'après Thomas Pavel [7], nous cédons à l’attrait d’une œuvre parce qu'
[Elle] "indique quelque chose au travers d’elle" (Hegel) : des éléments idéaux, dont la vérité nous fascine. Ces éléments, une fois exprimés […] ne font pas l’objet d’une simple connaissance, mais sont la cible d’une reconnaissance, d’un accueil, semblables à ceux que nous offrons aux personnes réelles et à leurs soucis. Telles les confidences d’un ami, le sens d’une œuvre littéraire est remis à nos soins.
Ainsi, sur les 30% de parents qui se définissant comme ayant été des enfants très grands lecteurs, nombreux sont ceux qui témoignent de leur immersion dans l'illusion du texte, qu'ils se sont approprié :
- la projection :
Le journal d'Anne Frank a été une révélation […] J'avais presque l'impression d'être devenue sa confidente
Martine petit rat de l'opéra […] c'était comme si j'y étais!
- l’identification :
Ce livre m'a marquée parce que c'est celui où je m'identifiais le mieux!
Ils me plaisaient car […] l'identification était facile.
- une lecture chronophage, en apnée :
Il était difficile de me tirer de ma lecture. C'était un plaisir sans fin.
On devait me les arracher des mains [les livres] pour manger, dormir, jouer.
Sous les draps à la lampe de poche je frissonnais et ne pouvait m'arrêter de lire.
- voire une retraite imaginaire :
La lecture autonome a été pour moi un petit refuge, un espace d'indépendance et de liberté.
Petite, je me suis réfugiée dans les livres.
61% des personnes interrogées font part d’un phénomène récurrent ayant alimenté leurs pratiques.
Je vais dans un premier temps m’arrêter sur la « relecture ». Selon Dominique Rateau, membre fondateur de l'Agence nationale des pratiques culturelles autour de la littérature jeunesse [9] :
La relecture nous a appris à lire profondément, intensément. A percevoir toute la richesse d’une œuvre, toute sa subtilité.
L’enquête révèle que les relectures d'enfance n’ont pas forcément permis aux jeunes de s’approprier l’histoire durablement - en témoigne cette maman qui tente de retrouver un titre :
L'histoire d'un chat et d'un perroquet (je crois) que j'ai voulu lire et relire (j'ai oublié le titre précis).
Pour les personnes sondées, la relecture d’enfance est plutôt motivée par le besoin de retrouver le confort d’univers familiers ou de sublimer une émotion :
Les livres que j'ai lus et relus étaient plutôt des livres suscitant l'émotion, qui me faisaient pleurer mais j'en redemandais !
Je ne me souviens plus très bien des histoires [de la sorcière de la rue Mouffetard] mais c'était très réconfortant de me plonger dedans à chaque fois.
L’environnement
Le livre est dans certain cas un objet transitionnel dans la vie de l’enfant[10] :
Avec un livre je me sentais bien partout.
Je dormais avec ceux que je préférais.
Il s’inscrit au cœur de rituels familiaux : 65% des personnes interrogées invoquent la présence ou l’absence de lecture partagées[11] comme ayant influé sur leur rapport au livre :
On ne me lisait pas d'histoires, je ne vivais pas dans une famille de lecteurs.
Enfant j'avais beaucoup de livres, mon père (grand lecteur) nous lisait à mon et frère et à moi un livre chaque soir au moment du coucher. Moment béni...
La lecture à voix haute marque certains enfants jusque dans leurs vies d’adulte :
Quand je lis […], j'emploie les mêmes expressions vocales que ma mère à l'époque où c'était elle qui me faisait la lecture.
Et ces paroles dont je me souviendrai toujours : Que sens-je diantre? L’odeur d'un garçon ???[…]
[…] je me souviens de la voix de ma mère…
Ainsi, 40% des participants évoquent le rôle positif d’un membre de la famille (dont les ¾ de leurs parents) dans leur rapport à la lecture.
À l’inverse, 6% des sondés disent ne pas avoir profité d’un environnement familial favorable et avoir été sensibilisé au livre grâce à l’école (cela permet de nuancer l’influence négative des lectures obligatoires citée plus tôt dans les parcours de lecture). La notion de « rituel autour de la lecture » peut d’ailleurs quitter la sphère familiale pour rejoindre celle du milieu scolaire :
Je ne me souviens pas que mes parents m'aient lu des histoires ; je me souviens en revanche d'une institutrice de CM1 qui commençait notre journée avec la lecture d'une histoire que nous devions écouter, la tête posée sur nos bras repliés sur la table. Merveilleux souvenir !
12% des personnes interrogées décrivent leurs parents comme de grands-lecteurs ayant influencé leurs pratiques :
[j’ai commencé à lire] pour faire "comme une grande", comme mes parents.
Je suis née dans une famille où le livre est un membre de la famille. On parle de lui on mange parfois avec lui on dort avec lui on va au toilettes avec lui… c'est l'héritage premier dans ma famille!
On pourrait conclure que le fait de grandir entouré de livres au côté d’une famille de grands-lecteurs suffit à développer le goût de lire chez l’enfant. Un avis vient modérer ce constat :
J'avais quelques livres mais je trouvais qu'ils sentaient mauvais, des vieux livres en fait, et je détestais lire, pas d'images, pas fun. Ma mère étant très classique elle me proposait des ouvrages type "les petites filles modèles" qui ne m'accrochaient pas. […] lui [Mon frère] lisait beaucoup, passionné d'histoire et de mythologie.
Ce témoignage met en évidence deux phénomènes : quel que soit le terreau dans lequel l’enfant grandit, le rapport au livre peut différer sensiblement dans une même fratrie (élément important dont je n’avais pas pris compte en rédigeant l’enquête) ; la transition fragile entre la lecture d’images et le déchiffrage du texte peut être l’occasion, si elle n’est visiblement pas nourrie de livres stimulants pour le lecteur, de perdre l’envie de lire.
Transmission : la littérature de jeunesse à travers les générations
Ce deuxième volet de l'enquête interroge d’une part les lectures à travers les générations, et de l’autre, la transmission du livre de jeunesse : pourquoi, quoi et comment ?
Analyse des références
Lorsqu’on demande aux 165 parents participants d’évoquer un livre qui aurait marqué leur enfance d’une part, et de parler des ouvrages que lisent leurs enfants de l’autre, on remarque une tendance à la diversité des représentations qui suit l’évolution exponentielle d’un marché : on dénombre en effet 20 éditeurs différents dans les souvenirs de lecture des parents contre 86 dans les bibliothèques familiales aujourd’hui.
Après 40 ans de publications qualitatives et de forte pénétration des milieux scolaires, L'école des Loisirs fait partie des incontournables : 48% des parents de notre échantillon ont évoqué cet éditeur et 8% signalent même être abonnés aujourd’hui à l’école des Max. L’hégémonie d’Hachette - grâce aux collections Bibliothèque Rose et Verte - dans les souvenirs de lecture, n’est plus évidente en 2014, alors que cette maison possède la plus grosse part de marché en termes de chiffre d’affaires. Cela pourrait s’expliquer par le profil des personnes interrogées : sensibles au livre de jeunesse et au fait de son actualité, les parents pourraient avoir tendance à rechercher une production moins commerciale pour leurs enfants.
Je vais immédiatement nuancer ce propos : sur les 11 premiers auteurs cités dans les bibliothèques en 2014, si l’on retrouve 5 auteurs de L'école des Loisirs - confirmant mon premier constat - 6 autres auteurs sont à l’origine de séries très grand public, dont les personnages font pour certains l’objet de licences et de nombreux produits dérivés.
La lecture de séries est une pratique qui traverse les générations, comme peuvent le montrer les deux diagrammes ci-dessous.
Nathalie Prince aborde l’importance des séries en faisant référence à Umberto Eco [12] :
Umberto Eco à propos de Superman parle de « plaisir de la non-histoire » qui procure un sentiment d’apaisement.
Le jeune lecteur reste ainsi en territoire connu. Son horizon d’attente est invariant et sa lecture lui procure le même confort familier que la pratique de la relecture.
Pour certains jeunes lecteurs, c’est en quittant cette zone de réconfort que leurs goûts vont s’affirmer :
Le livre qui, je pense a déclenché mon appétit de lecture : La Terre Chinoise de Pearl Buck. Je devais avoir 11 ou 12 ans. Je peux sans doute dire qu'il m’a permis d'élargir mon champ de vision jusque là confiné autour de la comtesse de Ségur !
La transmission
60% des parents disent ne pas avoir transmis les livres qui les ont marqués à leurs enfants.
Parmi les parents qui n’ont pas transmis leurs lectures d’enfants, une majorité en manifeste toutefois la volonté. Les raisons invoquées sont
- l’âge des enfants :
Elle est encore trop petite mais il est dans ma bibliothèque comme beaucoup d'autres dans l'attente d'être relu 30 ans après !
Elle n'a qu'un an ! Mais je lui en ai fait dédicacer un dans la perspective de lui donner plus tard.
Pour l'instant ma fille aînée est un peu trop jeune […] mais dès qu'elle pourra je lui transmettrai ces livres.
- la difficulté à retrouver le livre :
Je leur en ai parlé. Et je ne désespère pas de le trouver chez un bouquiniste.
Pas encore, il faut que je le retrouve.
- deux parents n’y avaient pas pensé :
Je n'y ai jamais pensé jusqu'à aujourd'hui !
Il est toujours chez mes parents et c'est votre questionnaire qui me donne l'occasion de m'en souvenir !
Les personnes ne souhaitant pas du tout transmettre leurs lectures d’enfance invoquent
- des raisons idéologiques :
Même si j'en ai de très bons souvenirs, je n'achèterai pas de Martine a ma fille. Cette série est beaucoup trop stéréotypée dans l'approche des rôles/genres/sexes.
Littérature [« Le prince Eric » de Serge Dalens] assez connotée idéologiquement dans un sens que je ne tiens plus à véhiculer.
- la richesse de la production actuelle :
Il y a tellement mieux.
Il y en a des tonnes avant à dévorer 1000 fois plus intéressant.
- la différence de sexe :
Je suis une fille et ce sont des garçons.
Les ressorts de ce livre sont adressés aux filles je pense...sans sexisme aucun.
Ma bibliothèque était plutôt orienté fille et j'ai 2 garçons qui ne sont pas lecteurs sauf si on les y oblige.
40% des parents disent avoir transmis les livres qui les ont marqués à leurs enfants.
D’où vient ce besoin de passer les histoires ? Il n’est pas question ici de communiquer des savoirs et savoir-faire, mais en premier lieu de partager une émotion liée aux souvenirs.
Lire devient un enjeu affectif :
Mes enfants […] ont surtout apprécié que je leur parle de mon émotion quand je reprends ce livre.
J'ai envie de partager avec mes enfants ces petits bonheurs que je ressentais.
Parce qu'il est bon de partager ses rêves surtout avec des enfants.
Pour partager quelque chose personnelle de mon enfance.
En espérant partager un souvenir à travers les générations.
L’acte de transmission provient parfois de l’envie d’éprouver le livre et la lecture de son enfant :
Pour avoir l'avis d'un enfant sur cet histoire.
Pour voir s'il aimait pleurer aussi.
Cela ne veut pas dire pour autant que le livre est reçu de la même manière. Ainsi, sept parents font part d’un retour négatif de leurs enfants :
Manifestement, il n'a pas trouvé de second souffle dans les mains de son nouvel acquéreur.
Je les ai présentés à mes filles, peu de succès pour le moment...
Je souhaite m’attarder sur deux témoignages.
Le premier porte une forte charge émotionnelle :
Mon fils aîné est mort à 20 ans, d'un accident de la route. Nous étions alors éloignés de plus de 1000 km. Chaque jour, nous nous téléphonions pour nous souhaiter le bonjour et la bonne nuit et ce dernier appel se terminait par la lecture de quelques lignes du Petit prince, dont nous choisissions alternativement les pages...
Nous avions évoqué plus tôt le livre de jeunesse comme objet transitionnel. Ici, il est le cordon « ombilical » qui relie une mère à son fils à travers la distance et les années. Les lecteurs se sont approprié les mots au point de leur donner une nouvelle valeur symbolique.
Le deuxième témoignage associe le besoin de transmission à une perception sensible de la lecture, proche de « l’abandon au texte » évoqué par Thomas Pavel dans sa théorie de la réception :
Je projette énormément sur mes enfants mon rapport à la lecture, j'aimerais que mes filles aient ce même recueil intellectuel qui permet d'avoir un monde à soi au-delà de la famille et du quotidien.
La lecture partagée
92% des parents interrogés lisent des livres à leurs enfants. Pour les 8% de parents restant, leurs enfants sont soit trop grands, soit trop petits :
Plus maintenant juste parce que elle a 14 ans ! Mais si j'en ai lu plein et pas que le soir ! On échange nos livres actuellement c'est du pur bonheur !
Il m'arrive d'essayer parfois mais ils ne sont pas encore très réceptifs.
Seules deux personnes disent ne pas avoir lu d’histoires à leurs enfants, l’une par manque de temps, l’autre par manque d’envie (on appréciera sa franchise) :
La flemme quand il était petit et il est trop grand maintenant.
On peut souligner que ces deux parents n’ont eux-mêmes pas profité de lectures partagés, ou n’ont pas été des enfants grands lecteurs :
On me lisait rarement des histoires, mais le livre était important dans l'histoire de la famille.
On me lisait des histoires mais peu de lecture avant l'entrée au collège.
De nombreux parents accordent de l’importance à la lecture partagée. Ainsi 27% d’entre eux font part d’une pratique ritualisée :
J'ai l'impression que ce temps de chaque jour c'est ce que je leur donne de plus proche de moi. Et de mieux. Toutes mes pensées, mes valeurs passent dans la manière dont je lis le livre. Parfois ils demandent la même histoire tous les jours pendant des semaines et c'est chaque fois un moment différent.
Le tableau ci-dessous regroupe les différents arguments des parents en faveur de la lecture partagée.
Certains parents décrivent l'univers fusionnel généré par cette pratique :
On se laisse emporter ensemble dans un autre univers que notre quotidien.
Evoqué par 40% des participants, le « moment passé ensemble » semble plus important que le contenu des lectures :
Dans une vie à 200 à l'heure, il est important d'apprendre à se poser, à prendre et apprécier le rythme d'un récit, à écouter la musique des mots. Rien de tel que de partager ce plaisir, seul à seul avec un enfant, avec plusieurs... Quand bien même les enfants réclament un Tchoupi ou Petit Ours Brun !!!
28% des parents se sentent investis d’une mission de sensibilisation à la lecture :
Je leur lis des livres car ils ne savent pas encore lire et surtout pour leur donner envie d'apprendre à déchiffrer tous ces mots qui font une histoire. Leur montrer tout ce qu'on peut créer par l'écrit, tout est possible ! On peut devenir un chevalier, une princesse, un lapin, on peut découvrir l'histoire de la petite souris, voir comment ça se passe ailleurs […].
Les histoires peuvent enfin être un moyen de déclencher une discussion ou de répondre à un questionnement :
Les histoires lues permettent à l'enfant de voir son quotidien à travers d'autres mots que ceux qu'il utilise lui-même et aussi à partir d'une autre perspective. Il peut prendre de la distance avec certains événements (dans notre cas, l'arrivée d'un bébé; nous avons lu plusieurs livres sur la jalousie et le sentiment d'abandon que peut éprouver un ainé quand arrive un petit frère ou une petite sœur).
On peut se demander si la littérature de jeunesse n’est pas ici devenue un prétexte : un moyen de constituer un espace de cohésion familiale et un outil qui permet le dialogue intergénérationnel.
L’enfant est sensibilisé au livre lors de cette phase transitoire et la lecture autonome représente la prochaine étape. Les parents qui continuent la lecture partagée au delà de l’aire d’alphabétisation le justifient par le besoin conserver cet espace d’échanges privilégié (et l'on ne peut qu'approuver la pratique !) :
Je lis encore à ma fille de douze ans quand elle me le demande.
Pour les plus grands, pour ne pas perdre ce lien, on lit des romans à voix haute et ainsi on retrouve une certaine complicité. Lire à haute voix aux enfants (quelque soit leur âge) est toujours un moment de bonheur !
Perception de la littérature de jeunesse
La place de la lecture chez l’enfant
On a précédemment mis en lumière l’incidence des lectures partagées sur l’expérience des enfants. Est-ce pour autant un facteur déterminant dans les pratiques des jeunes ? Oui, si l’on considère que parmi les 12 familles ne pratiquant pas ou plus la lecture partagée, seuls deux enfants font du livre un loisir important.
Selon la majorité des participants, la lecture a une place conséquente dans les loisirs de leurs enfants ; 11% d’entre eux en font même leur loisir préféré. Les jeunes lecteurs ont tendance à aimer des livres correspondant aux critères de sélection de leurs parents.
Critères
Les résultats des tableaux ci-dessous, portant sur les critères de sélection du livre montrent que ceux-ci sont extrêmement similaires d’une génération à l’autre. Toutefois, l’illustration est sensiblement plus importante que la qualité littéraire selon les parents.
Une étude dirigée par Catherine Frier sur la lecture partagée établit le constat suivant [13] :
Les lectures partagées représentent des moments d’intense médiation textuelle, la reformulation et l’explication étant largement privilégiées par rapport à la lecture littérale.
La pratique de reformulation n’a pas été questionnée dans mon enquête, mais elle pourrait expliquer ce phénomène.
19% des parents parlent des goûts de leurs enfants en utilisant des termes relatifs à la périodicité :
On a eu la période pirate, puis oiseaux, puis correspondances.
C'est en perpétuel changement vu son âge, en ce moment, mais il aime beaucoup lorsqu'il y a des illustrations avec des animaux.
C'est très hétéroclite et par période.
Nous avions abordé l’évolution des lectures dans les souvenirs d’enfance des parents, et retrouvons cette idée d’évolution chez leurs enfants.
Voici les types de livres que les enfants aiment le plus :
82% des enfants attirés par la matérialité et l’interactivité du livre ont entre 6 mois et 6 ans. Au sortir de l’aire d’alphabétisation, la thématique (imaginaire ou réalisme) et l’empathie (émotion et identification) deviennent essentiels pour le jeune lecteur. D'après Vincent Jouve[14] :
Le succès du héros idéalisé vient de son caractère rassurant : il confirme le bien-fondé et l’efficacité […] des normes qui sont déjà celles du lecteur avant qu’il n’ouvre le livre.
Ainsi, lire serait essentiellement une expérience de rupture avec le réel, véhiculant toutefois des valeurs communes et réconfortantes à l’enfant.
Pour la majorité des parents, la lecture est de l’ordre du sensoriel (plaisir) et de l’expérience artistique :
Pour moi, le livre est en premier lieu un plaisir : plaisir du papier, des couleurs, de la découverte, des mots, plaisir du partage de la lecture. C'est un lien.
Pour moi le livre […] devrait ouvrir à des sensations, des impressions, susciter des émotions, faire réagir, et pas toujours positivement... C'est un concentré de vie qui amène à réfléchir, consciemment ou non, sur sa propre existence !
Les livres sont les leviers de l'imaginaire et une aide pour supporter tout l'inconfort psychique par lequel passe chaque enfant en grandissant.
Le livre est un objet d'art tant par le texte que l'illustration. Un véritable travail de recherche artistique de la part des auteurs.
36% des parents interrogés considèrent que la lecture d’ouvrages pour enfants est avant tout l’occasion d’acquérir des savoirs et savoirs faire. Ce parti-pris ne dépend pas du milieu professionnel (39% de ces personnes travaillent en lien avec le livre de jeunesse) :
Quel que soit le style littéraire l'enfant en ressort quelque chose, c'est ainsi qu'il acquiert des savoirs.
Nous avons envie qu'un livre les aide a apprendre a lire et a écrire, que le livre leur apporte un savoir, ne serait-ce que culturel, mais eux, ils veulent juste passer un bon moment.
Peut-on tout aborder dans la littérature de jeunesse ?
Cette dernière question permet d’affiner encore les représentations de la littérature de jeunesse et du jeune lecteur. Rappelons que les principaux censeurs, lors de la polémique autour du livre Tous à poil, étaient les parents. Ainsi, 10% des parents pensent que l’on ne peut pas tout aborder en littérature de jeunesse, en voici les commentaires les plus virulents :
Je bondis quand je vois certains livres pour enfant aborder des questions délicates telles que la sexualité / l'homosexualité en générale / celles des parents / la théorie du genre. C'est aux parents à qui reviennent le droit et le devoir de parler de ces sujets-là, et non pas aux livres, qui transmettent un message figé qu'on ne partage pas forcément, ou qui banalisent les choses. Un enfant est un être malléable qui absorbe tout sans trop se poser de questions, et la réside le danger.
Je ne souhaite pas que ma fille soit, même d'ici quelques années, confrontée à des sujets qui ne la concernent pas.
Les enfants ont besoin d'être protégés avant tout! Et le monde des adultes n'est pas le leur... Certains sujets doivent être abordés en face à face, par le dialogue, pour savoir quand s'arrêter, quand le sujet n'intéresse plus ou choque l'enfant, pour respecter son rythme et ne pas lui imposer quelque chose qu'il n'est pas capable de comprendre ou qu'il ne veut pas entendre... Trop facile de se débarrasser de ses responsabilités en se disant que le livre fera mieux que nous!
90% des personnes interrogées répondent positivement à la question « peut-on tout aborder en littérature de jeunesse ». 15% nuancent tout de même leur propos en expliquant qu’il existe « un moment » pour aborder chaque sujet et 11% qu’un médiateur est nécessaire lors de la lecture.
30% des parents font part - à l’inverse des réfractaires - du fait que le livre permet de mettre des mots sur des sujets difficiles et pallie ainsi un manque :
Les enfants nous surprennent par leurs questions très vastes sur énormément de sujets et j'aime à savoir que lorsque je n'arrive pas a lui répondre un livre sera là pour m'aider à trouver la réponse en fonction de son âge.
À partir du moment où tout est abordé de manière à ce que les enfants "cible" puissent comprendre, il est nécessaire que les livres prennent le relais d'information, là où les adultes ne trouvent pas les mots pour expliquer!
Voici donc une dernière interprétation de la lecture : il lui arrive de supplanter le parent dans son dialogue avec l’enfant. Cette fonction génère des tensions entre ceux qui n’acceptent pas ce rôle et ceux qui le plébiscitent.
Conclusion
L’enfant et l’artiste habitent le même pays. C’est une contrée sans frontière. Un lieu de transformations et de métamorphoses.
J’emprunte ces mots à l’artiste Elzbieta [15], car ils résument deux postures caractéristiques des pratiques analysées plus tôt : la lecture génératrice d’un « ailleurs », un espace singulier qui permet à l’enfant d’expérimenter, de fantasmer, de se réfugier. Cet espace n’est pas monolithique : il évolue au fil des années, voire des jours selon les préoccupations. L’enfant goute, l’enfant dévore les livres à la recherche d’une expérience esthétique et sensorielle et n’est pas encore ce lecteur distant et critique, cité à plusieurs reprises par les théoriciens de la réception.
La lecture partagée est très souvent l’objet d’un rituel assurant un moment privilégié en famille. Au sein d’un territoire hors du temps, l’adulte accompagne l’enfant à la rencontre du livre.
Ces trois protagonistes (l’adulte, l’enfant, le livre) composent les ingrédients d’une alchimie fusionnelle, et les rôles de chacun se chevauchent : le livre prête ses mots à l’adulte, l’enfant co-construit le sens de l’histoire par le biais de ses émotions et l’adulte donne voix au livre.
Daniel Pennac décrit le phénomène avec finesse[15] :
Même si nous nous sommes contentés de lire à voix haute, nous étions son romancier à lui, le conteur unique, par qui, tous les soirs, il glissait dans les pyjamas du rêve avant de fondre sous les draps de la nuit. Mieux, nous étions le Livre. Souvenez-vous de cette intimité-là, si peu comparable.
La mémoire de cette pratique traverse les générations et rappelle l’apport fondamental que peuvent avoir les parents dans la construction du jeune lecteur.
Notes
[1] Voir annexe 1 : enquête Ipsos/Gallimard/le Parisien « Les 7-15 ans, ils lisent… et comment » (2012)
[2] J'utilise volontairement le terme "libérer l'enquête" car nous perdons nécessairement emprise sur la diffusion en utilisant un tel média. En tant que libraire spécialisée jeunesse, mon réseau est majoritairement composé de professionnels du livre, ce qui a fortement influé sur le profil des participants.
[4] Voir annexe 3 : lettre d’information de la Mare aux Mots du 25 mars 2014
[5] (3 libraires, 2 enseignants, 1 comédien et 1 attaché de presse)
[6] DUPRAZ, D. « Introduction» IN : Lire à haute voix des livres à des tout-petits (2006) édition érès, p.13
[7] PICARD, M. (1986) La lecture comme jeu. Paris : Minuit
[9] RATEAU, D. « Du désir de lire à voix haute des livres d’images » IN : Lire à haute voix des livres à des tout-petits (2006) édition érès, p.42
[10] D’après : WINNICOTT, D.W. (2002) Jeu et réalité. Paris : Gallimard
[11] Dont 75% la présence et 25% l’absence
[12] PRINCE, N. (2009) La littérature de jeunesse en questions (s). Rennes : Presses universitaires. p.12
[13] Sous la dir. de FRIER, C. (2006) Passeurs de lecture. Paris : Retz. p.32,33
[14] Jouve, V. (1993) La lecture. Paris : Hachette. p.105
[15] ELZBIETA (2005) L’enfance de l’art. Rodez : Le Rouergue
[16] PENNAC, D. (2001) Comme un roman. Paris : Gallimard
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