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[Analyse] La traduction de Humains de Matt Haig

Dans cet article, je m'interroge sur les enjeux des choix opérés par les traducteurs de romans pour adolescents, à travers l'étude de

The Humans de Matt Haig, Canongate (2013)

//

Humains de Matt Haig, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Valérie Le Plouhinec, Hélium (2014)

Pour lire directement mon entretien avec la traductrice Valérie Le Plouhinec à la fin de l'article : par ICI (et c'est passionnant) !


Introduction

I felt the beautiful melancholy of beeing human, captured perfectly in the setting of a sun. Because, as with a sunset, to be human was to be in-between things ; a day, bursting with desperate colour as it headed irreversibly towards night. (p.282)

Humains raconte l'histoire d'un extraterrestre investi d’une mission périlleuse : il doit en effet prendre la place d’un humain, le Professeur Andrew Martin, afin de réduire à néant sa dernière découverte mathématiques, ainsi que les personnes qui en auraient été informées ! Débarqué nu sur une autoroute, l’extraterrestre pose un regard cocasse et étonné sur notre humanité et ses us-et-coutumes. Au contact de sa nouvelle « famille » (celle du professeur, dont il a volé l’apparence), le faux Andrew découvre notamment les turpitudes de l’adolescence, par le biais de son « fils » Gulliver (dont le prénom n’est pas anodin, on le verra par la suite).


Derrière l’humour qui porte le récit, on entrevoit un puissant message sur la beauté éphémère de la vie. À la fin de son ouvrage, Matt Haig explique ainsi ce qui l’a poussé à écrire, après une profonde dépression en 2000 [1]:

Back then, human life felt as strange for me as it does for the unamed narrator. […] I imagined writing it for myself in 2000, or someone in a similar state. I was trying to offer a map, but also to cheer that someone up.

L’ouvrage est conçu comme un guide à l’intention des extraterrestres:

This document, this guide, this account – call it what you will – will make everything clear. I plead with you to read this book with an open mind […]. (p.1)

Il est introduit par un plaidoyer qui fait écho au récit de Gulliver de Jonathan Swift, à propos de son voyage à Lilliput :

I know that some of you reading this are convinced humans are a myth, but I am here to state they do actually exist.

Le registre du récit de voyage permet d'activer de nombreux leviers humoristiques : on explore le monde des hommes avec les yeux d’un autre, saisissant par contraste l’absurdité de nos existences.


Paru en anglais dans une édition pour adulte, le roman de Matt Haig est publié en français aux éditions Hélium.

On peut d'une part se demander si la traductrice a pris en compte le changement de public cible en termes d’âge et de culture, et d’autre part, découvrir comment l’humour du texte source est retranscrit.


Changement du public cible, positionnement du traducteur.

Les spécificités de cette traduction cristallisent les enjeux actuels sur la posture du traducteur de romans pour adolescents.


Dans son article Les spécificités de la traduction pour la jeunesse [2], la chercheuse Virginie Douglas oppose ainsi deux théoriciens : d’un côté Riita Oittinen [3], pour qui

[...] tous les traducteurs, s’ils veulent réussir, doivent adapter leurs textes en fonction des lecteurs supposés.

La domestication agirait « comme le vecteur d’une appropriation du livre par le lecteur », garantissant le succès de sa réception.

De l’autre, Antoine Berman [3] pour qui

[...] l’éthicité […] réside dans le respect, ou plutôt, dans un certain respect de l’original.

Tout comme la traductrice et chercheuse Bahareh Ghanadzadeh Yazdi, à l’issu de son article Quand la traduction de la littérature de jeunesse change de lecteur [5], Virginie Douglas prône une voie moderne, à mi-chemin entre traduction sourcière et cibliste :

[...] entre l’illisibilité produite par le recours extrême au calque ou un appareil critique décourageant, et la familiarité, l’assimilation, la domestication.

On peut s’interroger sur la position de Valérie Le Plouhinec, traductrice du roman The Humans, à propos de cette problématique.

Lors de notre entretien, cette dernière révèle ignorer le lectorat cible de l'éditeur. Elle semble considérer le roman « pour adolescent » comme une catégorie commerciale et non comme un objet littéraire aux caractéristiques et au lectorat spécifiques :

Cela illustre bien, je pense, le fait que je ne me sente pas vraiment concernée par le positionnement commercial d'un texte : ça, c'est l'affaire des éditeurs !

Valérie Le Plouhinec s’engage d’ailleurs dans son discours, à l’encontre de toute simplification à l’intention du jeune public :

Un bon texte est un bon texte, et un bon texte jeunesse est un texte qui fait confiance à l'intelligence des jeunes […]. Les adolescents sont en route vers le monde adulte, ils sont en train de le prendre en main, de se l'approprier : ce n'est pas le moment de simplifier pour eux ou de leur parler "bébé", bien au contraire ! On grandit en lisant de bons livres. Et personnellement, cela m'enchante de pouvoir mettre dans un livre dit "jeunesse" un titre de chapitre tel que "Les substantifs sans contexte, et autres épreuves épineuses pour le novice en langues étrangères"

Le positionnement éthique de la traductrice de The Humans se rapproche ainsi des propos d’Antoine Berman, en prônant une plus grande fidélité au texte source.

Quant à moi, non, je n'adapte pas à tel ou tel public ; je prends un texte tel qu'il est, et j'essaie d'y être fidèle.


Traduire l’humour

Selon Valérie Le Plouhinec, les difficultés de traduction du roman de Matt Haig résident dans la restitution des éléments humoristiques:

L’enjeu a surtout consisté à garder l’humour assez anglais - discret, un peu ironique - et le ton décalé avec lequel s’exprime le personnage – et pour de très bonnes raisons !

On a vu précédemment que l’ouvrage se présente comme une parodie de récit de voyage. L’humour de Matt Haig s’appuie sur plusieurs ressorts, notamment le ton factuel du narrateur et le contraste entre son mode d’expression et celui des humains.

Je vous propose d'observer deux extraits particulièrement comiques.


Extrait 1 :

Extrait 2 :

De manière générale, Valérie Le Plouhinec respecte la syntaxe originale. On retrouve les éventuelles répétitions, légèrement adaptées, ainsi que les tournures de phrases du texte source :

Les tournures commençant par une conjonction, dont la forme est évitée en langue française, sont d’ailleurs globalement conservées dans le roman :

We see you are teaching fellow at Fitzwilliam College. But that doesn’t explain why you were walking naked […].

devient par exemple

Nous savons que vous êtes maître de conférences au collège Fitzwilliam. Mais cela n’explique en rien pourquoi on vous a retrouvé dans le plus simple appareil […].

Valérie Le Plouhinec procède toutefois à des changements sur le plan stylistique, susceptibles de modifier notre perception du narrateur. En effet, elle utilise un langage plus soutenu dans sa traduction, donnant au héros un ton ampoulé - on pourrait interpréter ce choix comme un clin d’œil référentiel supplémentaire aux récits de Gulliver !

Ainsi, loin d’adapter le vocabulaire à un jeune lectorat, la traductrice n’hésite pas à complexifier ce dernier, afin d’apporter de la cohérence au principe même du roman : la parodie.


L’humour des deux extraits est porté par un comique de situation : il y a un contraste langagier, d'une part entre l'extraterrestre et les conducteurs en colère (extrait 1), d’autre part, entre les propos soutenus du narrateur et leurs significations réelles (extrait 2).

Valérie le Plouhinec retranscrit le langage ordurier des automobilistes sans censurer la teneur de leurs paroles.

Le mot « fucking », courant à l’oral en anglais est même remplacé par des termes ayant, il nous semble, une portée plus importante en France :

Dans le second extrait, les allusions sexuelles sont également conservées :

Ainsi, c’est bien dans l’incompréhension du narrateur que se joue, par le biais d’un double langage, l’humour de ces deux scènes.

« The clincher » (« la balance » allant ou non dans le sens du héros), étrangement traduit par « emporter le morceau », ne penche naturellement jamais dans le sens interprétatif de l'extraterrestre, pour le plaisir des lecteurs.


Traduire ou pas les références culturelles ?

Dans l’ensemble de son roman, Matt Haig multiplie les références culturelles. Il en appelle aussi bien à la production populaire, au travers de laquelle l’extraterrestre fait ses premiers apprentissages sur l’humanité : « all I had learnt from Cosmopolitan magazine », que des références pointues à plusieurs écrivains anglophones de genres littéraires éclectiques : Emilie Dickinson, Graham Greene, Shakespeare, David Foster Wallace ou encore Kurt Vonnegut, etc.

De nombreuses citations de penseurs et scientifiques émaillent également le récit : Richard Feynman, Carl Sagan, Arthur Schopenhauer, etc. et bien sûr Bernhard Riemann, dont est inspirée la théorie mathématique que tente de faire disparaître le héros.


Citant des extraits, picorant dans leurs romans et leurs essais, Matt Haig pousse ainsi ses lecteurs à découvrir des œuvres, en s’attachant plus particulièrement aux poèmes d’Emilie Dickinson, pour qui il semble vouer une passion.

Dans son chapitre Advice for a human, une liste de 97 conseils adressés à son fils humain Gulliver, l’extraterrestre écrit :

19. Read poetry. Especially poetry by Emilie Dickinson. Anne Sexton knows the mind, Walt Whitman knows the grass, but Emily Dickinson knows everything. (p.272)

Dans sa traduction, Valérie le Plouhinec conserve toutes les références* citées par l’auteur, sans ajouter de notes en bas de page qui auraient pu, par exemple, permettre aux lecteurs de connaître le genre ou le parcours de ces grands personnages. C’est ainsi au lecteur d’entreprendre cette démarche intellectuelle.


*Sauf l’allusion à la poétesse Anne Sexton. Cela peut-être dû au fait que l’on ne peut pas trouver de traduction française de ses écrits.


Conclusion

La traduction de Valérie le Plouhinec est au plus proche de la version originale. La traductrice opte pour des adaptations a minima : pas de simplification lexicale, pas de censure dans le vocabulaire à l’intention du jeune lecteur, ni d’adaptation à la culture du public cible. Au contraire, elle tente de rester fidèle à la syntaxe de l’auteur et contribue, par ses choix lexicaux parfois ampoulés, aux effets humoristiques de cette parodie de récit de voyage.


Cet engagement « sourcier » n’a pas empêché les lecteurs adolescents d’apprécier la lecture de l’ouvrage [6], malgré sa complexité.

Cela pourrait-être dû au style même de Matt Haig, comme l'explique Valérie Le Plouhinec :

Matt Haig a un ton bien à lui, qui peut "parler" à des jeunes comme à des adultes ; les bons textes ont souvent plusieurs niveaux de lecture. »

La capacité de s’adresser à plusieurs lecteurs serait donc l’essence même d’un bon roman pour adolescent ; le traducteur pourrait ainsi complètement s’effacer derrière l’auteur du texte source :

Dans tous les cas, ce n'est pas à moi d'adapter, je ne fais que suivre le texte.


Entretien complet avec Valérie Le Plouhinec (28 avril 2015)


Comment avez-vous fait la connaissance de The Humans ?

Ce sont mes éditrices, chez Hélium, qui ont découvert le roman et me l'ont envoyé en anglais en me proposant de le traduire. Le roman est publié dans une édition pour adulte en anglais et dans une édition « pour adolescents » en français.


Avez-vous parfois eu la tentation d’adapter le texte pour le jeune lectorat ?

Ah, vous m'apprenez quelque chose ! Je ne savais pas qu'il était publié en "adulte" en anglais. Cela illustre bien, je pense, le fait que je ne me sente pas vraiment concernée par le positionnement commercial d'un texte : ça, c'est l'affaire des éditeurs ! Quant à moi, non, je n'adapte pas à tel ou tel public ; je prends un texte tel qu'il est, et j'essaie d'y être fidèle. Matt Haig a un ton bien à lui, qui peut "parler" à des jeunes comme à des adultes ; les bons textes ont souvent plusieurs niveaux de lecture : certains gags vont parler aux plus jeunes, d'autres allusions plus ironiques seront mieux comprises par les "grands"… mais dans tous les cas, ce n'est pas à moi d'adapter, je ne fais que suivre le texte. Et d'autre part, je suis convaincue qu'il n'y a pas besoin de s'adresser aux jeunes d'une manière spéciale. Un bon texte est un bon texte, et un bon texte jeunesse est un texte qui fait confiance à l'intelligence des jeunes (ou des enfants, mais ce texte-ci n'est tout de même pas destiné aux petits). Les adolescents sont en route vers le monde adulte, ils sont en train de le prendre en main, de se l'approprier : ce n'est pas le moment de simplifier pour eux ou de leur parler "bébé", bien au contraire ! On grandit en lisant de bons livres. Et personnellement, cela m'enchante de pouvoir mettre dans un livre dit "jeunesse" un titre de chapitre tel que "Les substantifs sans contexte, et autres épreuves épineuses pour le novice en langues étrangères".


Quels ont été selon vous les grands enjeux lors de la traduction du texte ? Avez-vous rencontré des difficultés en travaillant sur certains passages ?

Je n’ai pas le souvenir de passages en particulier… L’enjeu a surtout consisté à garder l’humour assez anglais - discret, un peu ironique - et le ton décalé avec lequel s’exprime le personnage – et pour de très bonnes raisons ! Traduire l’humour anglais n’est pas évident car beaucoup de choses sont sous-entendues, et si on veut que le lecteur français saisisse il faut parfois expliciter un tout petit peu plus, mais discrètement, sans que cela se voie. Il y a un équilibre subtil à trouver. Mais une fois qu’on a le ton, qu’on est bien dans la peau du personnage, ça va (presque) tout seul.


Quelles ont été les différentes étapes techniques de cette traduction ?

Comme pour pratiquement toutes mes traductions, j'ai travaillé par « couches » successives. Je l'ai lu d'abord en anglais, longtemps (plusieurs mois) avant de commencer à travailler dessus. Puis, quand la publication a été programmée, que j'ai eu un contrat et un planning, j'ai fait d'abord un premier "jet", assez rapide, en laissant de côté les grosses difficultés, les jeux de mots un peu retors etc. Ensuite, tout de suite, une première relecture pour obtenir un texte qui tienne à peu près debout. Ensuite, je laisse reposer deux ou trois semaines, puis j'essaie de relire avec un œil neuf. Les maladresses, les répétitions, les passages peu clairs me sautent alors mieux aux yeux ; il me vient aussi de nouvelles idées d'expressions, de jeux de mots. J'essaie, si les délais le permettent, de répéter ce processus plusieurs fois. Je fais aussi une lecture sur papier. Ainsi, quand je rends une traduction, j'ai lu le texte entre 5 et 10 fois en tout. Le traducteur est sans doute le lecteur le plus attentif d'un texte !


Quelles ont été vos relations avec les éditions Helium et Matt Haig dans le cadre de ce travail ?

Je connaissais déjà bien les éditrices d’Hélium, Sophie Giraud et Gilberte Bourget : j'ai traduit une grande partie de leurs romans. Nous avons des relations de confiance, très simples et amicales. Elles m'envoient un texte en anglais, je le lis, et si j'ai le temps et l'envie de le traduire, eh bien c'est parti. Ma traduction est ensuite soigneusement relue par une correctrice extérieure – que je connais bien aussi, Anne-Sophie de Monsabert –, et on me soumet ses suggestions, questions etc. Nous discutons ainsi de plein de petits détails, toujours en concertation. En revanche, je n'ai pas eu de relations avec Matt Haig - j'ai dû lui envoyer un petit mail pour lui poser deux ou trois questions, comme nous le faisons souvent avec les auteurs que nous traduisons, mais cela s’est arrêté là.


Enfin, des questions plus générales : Quelles compétences doit posséder un bon traducteur de roman et quelles études conseilleriez-vous à un jeune qui souhaiterait faire de la traduction son métier ?

Il est difficile de vivre de la traduction, à moins d'avoir du travail tout le temps et d'être assez rapide. Je dirais donc que pour embrasser cette profession, il faut, déjà au départ, être réellement passionné par la lecture et les langues, et être extrêmement persévérant. Bien sûr, il faut maîtriser une langue étrangère, mais par-dessus tout il faut maîtriser à fond le français et ses subtilités. C'est le plus important, car le résultat est en français, et il faut pour chaque ouvrage se couler dans le style d'un auteur, trouver un rythme, le ton juste. Il faut donc adorer écrire et être très à l'aise en français. Ce métier demande aussi une bonne culture générale, pour ne pas passer à côté de références (historiques, littéraires etc.) dans les textes, et aussi une grande curiosité, car on est souvent obligé de faire des recherches pour connaître le vocabulaire spécialisé de tel ou tel domaine (par exemple, si vous traduisez un polar plein d'autopsies, il va vous falloir tout apprendre du vocabulaire des médecins légistes, etc.) Enfin, il est utile de connaître la chaîne du livre, c’est pourquoi je recommande toujours aux étudiants de chercher des stages dans des maisons d’édition.


Comment peut-on juger de la qualité d'une traduction ?

Une bonne traduction ne se voit pas, c'est tout le paradoxe de cette profession… Je pense que ce qui compte à l'arrivée, c'est le plaisir du lecteur - et ce plaisir, il le ressent si le texte sonne juste. Une bonne traduction, pour moi, est un texte dans lequel les personnages parlent de manière vraisemblable (si un enfant de 12 ans s'exprime comme une vieille dame, c'est que quelque chose ne va pas !), où les dialogues n'ont pas l'air forcés, où les blagues sont drôles ; un texte qui semble couler de source, où l’on n’a pas à relire 3 fois des phrases parce qu'elles sont mal fichues à cause du passage de l'anglais au français.


Notes

[1]HAIG, M. (2013) The Humans. Canongate, p.293

[2] DOUGLAS, V. « Les spécificités de la traduction pour la jeunesse » IN Traduire les livres pour la jeunesse : enjeux et spécificités. Hachette – BNF / Centre National de la littérature pour la Jeunesse, 2008, p. 114

[3] Riita Oittinen : « I Am Me, I Am Other », traduite et citée par Virginie Douglas dans son article

[4] Antoine Berman : « Pour une critique des traductions », cité par Virginie Douglas dans son article

[5] « Mon propos n’est donc pas de soutenir une position sourcière, mais de trouver l’écriture qui, tout en récréant le monde de l’enfance, ne donne pas dans le registre enfantin pour pouvoir aussi s’adapter au lectorat adulte »

IN : Bahareh Ghanadzadeh Yazdi « Quand la traduction de la littérature de jeunesse change de lecteur cible : une problématique traductologique contemporaine », Revue Parallèles n°27, p.122

[6] Voir par exemple ces critiques :


(cet article est une adaptation de mes recherches en 2015)

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