Un Gruffalo, plusieurs traductions.
Gruffalo est un succès mondial, publié à l’origine chez Macmillan Children’s Books en 1999 et traduit dans une trentaine de langues. La première version française de cet album, parue en 1999 aux éditions Autrement jeunesse est aujourd’hui épuisée. Cette traduction, désapprouvée par l’auteur Julia Donaldson[1], a été réalisée par Autrement Jeunesse. Aucun traducteur n’est indiqué nominativement au verso de la page de grand titre. Ce phénomène visible dans certains albums pour la jeunesse est vivement critiqué par Sophie Van der Linden et Marie-Odile Derrien [2]:
La relative brièveté de ses textes incite certainement à croire qu’il est finalement facile de traduire l’album, à ce point facile d’ailleurs, que bien des traductions ne mentionnent pas de traducteur car c’est certainement « en interne » que se réalise la traduction. Or […] la cohérence de l’album est fragile.
En 2013, les éditions Autrement cèdent les droits de Gruffalo à Gallimard Jeunesse. L’agent de Julia Donaldson fait alors savoir que l’auteur souhaiterait une nouvelle traduction plus proche de la version originale. Gallimard Jeunesse sollicite le traducteur Jean-François Ménard en lui spécifiant que le texte français doit respecter la versification et le rythme du texte source. Cette nouvelle version, parue en octobre 2013 est relue et validée par Julia Donaldson[3].
La présente analyse comparative de la version des éditions Autrement Jeunesse avec le texte original sera réalisée sous le prisme de la traduction de Jean-François Ménard, afin de mieux comprendre ce qui lui a été reproché.
La première partie portera sur la forme (la restitution rythmique), la deuxième sur le fond (les choix lexicaux et le respect de la sémantique), afin de faire émerger une critique en lien avec les enjeux de la traduction poétique.
La restitution rythmique
Gruffalo est un conte-randonnée destiné à être lu oralement à de jeunes enfants. Dans sa version originale, le rythme s’appuie sur une construction syntaxique répétitive (en ritournelle) et versifiée. Il apparaît clairement que chacun des mots utilisés par Julia Donaldson (par ailleurs chanteuse et parolière) est choisi pour sa sonorité, dans le but d’obtenir un texte en rimes. Le nom même du monstre “Gruffalo” est issu de ce travail rimique [4]:
I intended the book to be about a tiger, but I just couldn't get anything to rhyme with "tiger". It just wasn't working. But then I came up with "Silly old fox, doesn't he know/ there's no such thing as a blank-blank-oh". Then I began with "Grrrr", which I hoped would sound quite scary. Then all I needed was a word of three syllables, ending in "oh". Somehow, "gruffalo" came to mind.
Pour comprendre l’impact du passage en prose, analysons sous l’angle syntaxique les débuts de l’histoire, dont la structure reflète une tendance applicable au reste de l’album :
Le texte source est un huitain hétérométrique aux rimes plates (AA/BB/CC/CC). Les vers ont une structure dactylique qui participe sensiblement à leurs rythmes ; cette organisation présente de manière quasi-constante dans tout le récit se retrouve également dans certaines nursery rhymes dont on devine l’influence.
La version française des éditions Autrement est en prose. Si elle est composée de huit phrases à l’instar du texte source en huit vers, elle s’en éloigne par l’absence de contraintes métriques. Une lecture orale met en lumière de manière flagrante la rupture avec la prosodie de la version anglaise et le déséquilibre rythmique engendré par une traduction littérale.
Quelques procédés peuvent être interprétés comme une volonté de traduction cibliste du texte et méritent que l’on s’attarde : l’adaptation des termes little brown mouse en « jolie petite souris », underground house en « humble demeure », la transposition de Fox qui devient « Monsieur le Renard » et l’utilisation du vouvoiement dans la dernière phrase « vous ne connaissez pas le gruffalo ? » peuvent être assimilés à un genre bien connu du public français : la fable animalière.
En effet, les procédés syntaxiques et lexicaux qui apparaissent dans le texte cible et qui n’existent pas dans le texte source mettent en exergue les rapports de force entre protagonistes, se rapprochant ainsi de certains écrits de Jean de La Fontaine : ici la « jolie petite » souris fait face à « Monsieur Renard » à qui elle doit un vouvoiement statutaire et qu’elle amadoue par son langage ; cette méthode est utilisée lors de chaque interaction entre la souris et l’un des nombreux prédateurs de l’histoire.
Dans la traduction de Jean-François Ménard, si ce dernier s’attache à conserver la forme poétique du texte source en proposant à nouveau un huitain en rimes, il est obligé pour ce faire d’en changer ponctuellement la structure syntaxique tout au long du récit. Dans le passage cité, A fox saw the mouse and the mouse looked good devient par exemple « Ah, se dit un renard, une souris c’est très bon. » Dans cette modulation astucieuse, l’omission du verbe to see est compensée par l’utilisation du point de vue interne ; cela permet au traducteur de conserver le sens et surtout de respecter une prosodie proche du texte de Julia Donaldson.
Les choix lexicaux et le respect de la sémantique.
L’analyse suivante porte sur deux champs lexicaux qui caractérisent le récit : l’alimentation et les descriptions corporelles du Gruffalo. On mettra en évidence les conséquences inhérentes aux choix des deux traductions en prose et en vers : d’un côté les libertés que les éditions Autrement Jeunesse prennent avec la version originale du texte, de l’autre les procédés employées par Jean-François Ménard pour rester au plus proche de cette dernière.
Du « renard aux olives » à la « glace au hibou » : les traductions des plats dans Gruffalo.
Le tableau suivant liste les différents plats cités dans l’histoire ainsi que leurs traductions :
On peut s’interroger sur la pertinence de la traduction d’Autrement Jeunesse qui modifie la nature des plats énoncés. Si son but est d’adapter les recettes à la culture du lectorat, le choix se fait sans logique aucune, si ce n’est - partons de ce postulat - l’envie de créer des tournures humoristiques auxquelles sera sensible le jeune public. Julia Donaldson elle-même s’étonne dans un entretien [5]:
I think a lot of translators enjoy the challenge of translating verse, though there are always those - notably the French - who translate it into prose. (Incidentally, the French translation of "You'll taste good on a slice of bread" is "You'll taste good on a bed of artichokes"!)
La version réalisée par Jean-François Ménard se veut fidèle sémantiquement au texte source, malgré quelques entorses nécessaires aux impératifs de la versification : le renard et le hibou sont cuisinés selon la recette initiale ; il adapte scrambled snake en « crème de serpent » plutôt qu’en « serpent aux olives », et la souris se mange « sur un petit pain chaud » plutôt que sur « un lit d’artichaut ». Les insertions des adjectifs « petit » et « chaud » produisent un alexandrin qui rime avec le vers précédent (« - Oh, mon plat préféré, grogna le gruffalo. ») ; Gruffalo crumble est adapté en « gruffalo aux nouilles » pour les mêmes raisons («Mais j’entends quelque chose ! Mon estomac gargouille »).
Les descriptions corporelles du Gruffalo.
Le tableau ci-dessous restitue un extrait de la page 7 de l’album, dans lequel les éléments descriptifs du Gruffalo sont énumérés alors qu’il fait son apparition pour la première fois.
La déperdition rythmique lors du passage en prose est encore une fois flagrante. La version d’Autrement Jeunesse reprend les descriptions du gruffalo page 2, 4 et 6 et ne respecte pas le texte original dans lequel on ne retrouve plus terrible tusks. Une fois encore, l’éditeur procède à une modulation fantaisiste : terrible teeth in his terrible jaws devient ainsi une comparaison imagée « ses dents plus coupantes que celles d’un requin », turned-out toes est traduit par « ses orteils sont crochus » et poisonous wart perd de sa dangerosité en se métamorphosant en « une affreuse verrue ». Aucune des deux traductions ne choisit de conserver la répétition de l’adjectif terrible, le phénomène étant moins admis dans un texte francophone ; toutefois, Jean-François Ménard reste au plus proche la traduction originale en proposant une amplification « effrayantes, redoutables, terrifiantes ». Pour créer une fois encore des alexandrins en rime, il étoffe sa traduction des adjectifs « râpeuse » et « rugueuse » que l’on ne retrouve pas dans le texte source.
Conclusion : équilibre entre fond et forme dans la traduction d’albums jeunesse
Un parallèle peut être réalisé entre les choix de traduction des deux versions françaises d’un texte en rimes et versifié, et les enjeux de la traduction poétique d’après le linguiste Etkind[6].
Mû par une volonté cibliste, Autrement Jeunesse procèderait à une « traduction en prose artistique » : choisissant de traduire le texte en prose le plus littéralement possible, tout en l’étoffant et adaptant son vocabulaire – de manière discutable.
Jean-François Ménard quant-à-lui choisit d’adhérer aux normes du texte source ; les processus de traduction qu’il utilise ont pour unique but de préserver un équilibre entre la restitution sémantique et la prosodie. Ce phénomène, « la traduction artistique en vers », correspond à la conception d’une juste traduction poétique selon Etkind qui suggère que la restitution de la forme est aussi importante que la traduction sémantique.
Les études d’Etkind sur la traduction poétique font écho à une problématique propre à la traduction d’albums pour la jeunesse, destinés par essence à être lu oralement.
Dans un essai de traductologie sur le livre jeunesse, Riitta Oittinen mène cette même réflexion [6] :
Pour cette auteure-illustratrice, traductrice et universitaire, plus que la beauté de la traduction, ce sont sa transparence, son naturel, sa lisibilité qui sont privilégiés : pour elle, le rythme, l’oralité doivent à tout prix être préservés dans les traductions de livres pour enfants, même si cela implique une déperdition au niveau sémantique.
En introduction de cette analyse, je citais Sophie Van der Linden qui écrivait « La cohérence de l’album est fragile » ; ainsi, c’est le non-respect de la forme bien plus que celui du fond qui a été reproché à Autrement Jeunesse.
Jean-François Ménard, en maintenant cette « cohérence du texte » lors de la nouvelle traduction demandée par Julia Donaldson et Gallimard Jeunesse consacre un album devenu aujourd’hui un classique de la littérature pour enfants.
Notes
[1] Entretien avec Madame Alice Liège, éditrice de Gruffalo chez Gallimard Jeunesse. Réalisé le 28 octobre 2013.
[2] VAN DER LINDEN, S, DERRIEN, M.O. « Traduire l’album : quels choix éditoriaux » dans Traduire les livres pour la jeunesse : enjeux et spécificités, Hachette – BNF / Centre National de la littérature pour la Jeunesse, 2008, p. 117–128.
[3] c.f. note 1
[4] McCRUM, R. “Where the Gruffalo roams”, The Observer, 29/08/2004, p.15
[5] DONALDSON, J. Interview [en ligne]. In : Achuka, Royaume-Uni. Site disponible sur : www.achuka.co.uk/archive/interviews/jdonint.php. (Page consultée le 28/10/2013)
[6] GUIDERE, M. (2010). Introduction à la traductologie. Bruxelles, De Boeck Université. p. 53-55
(cet article est une adaptation de mes recherches en 2015)
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