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[Comprendre les littératures ados]

Une analyse du roman "On n'est pas des Oiseaux" de Gisèle Bienne (2015)

« Un âge vraiment pas tendre »

Cette entrée en matière fait référence à un article polémique publié dans le Monde des Livres en 2007[1]. La sémiologue Mariette Darrigrand y déclarait :

Aux adolescents comme aux plus petits, on offre des livres miroirs, qui les plongent dans un réel sinistre qu'on croit être le leur, quand il n'est pas celui des journaux télévisés. 

Si l'on s'en tient à son intrigue, le roman de Gisèle Bienne On n'est pas des Oiseaux répond complètement à l'allégation :

  1. Le récit montre tout d’abord une adolescente et son frère pris en tenaille entre des parents qui ne s’entendent plus. Les deux enfants, Camille et Matthieu sont ensuite brutalement abandonnés : le père quitte un beau jour la maison sans prévenir et la mère dépressive meurt dans son lit au beau milieu de la nuit quelques jours plus tard.

  2. Le récit se transforme en un huis clos morbide : livrés à eux-mêmes, les enfants décident d’enterrer leur mère dans le jardin et de se couper du monde extérieur (à partir de la page 49).

  3. Enfin la société rattrape les enfants dans la dernière partie de l’ouvrage (page 115), avec le retour du père et les conséquences des actes de chacun.


Un malaise peut s’emparer du lecteur et plus particulièrement des adultes face à cette représentation sinistre du monde et à la détresse de notre héroïne :

J’attends. Quelqu’un va venir… quelqu’un va venir… Ce n’est pas possible que personne ne vienne… J’attends. Nous voici coupés de l’extérieur, retranchés entre les murs de nos parents disparus, l’un au dehors, l’autre au-dedans. (p.57)

Selon la psychologue Annie Rolland, la réception d’un texte diffère selon que l’on soit adolescent ou adulte[2]:

Les ouvrages de fiction auxquels je me réfère […] sont autant de mise en sens d’expériences réelles douloureuses. Tous les thèmes abordés confrontent les adultes à un sentiment d’impuissance : la question des dangers contenus dans la mort, la maladie, la solitude, l’abandon, c’est-à-dire toutes les expériences humaines qui engendrent la souffrance.

Ici l’adulte pourrait s’identifier aux parents défaillants et rejeter cette représentation du monde adulte, tandis que les adolescents pourraient y trouver une fonction cathartique :

L’acte de lire introduit la possibilité de sublimer sa propre souffrance comme si le héros endossait momentanément la problématique du lecteur.

Le livre révèlerait ainsi les conflits psychiques qui agitent les jeunes, tout en ayant pour eux un effet « libérateur ».

Mariette Darrigaud dans l'article du Monde, ainsi que certains des professionnels du livre qui lui ont répondu, n’appréhendent les romans pour adolescents que par le biais de leurs intrigues et de leurs thèmes. On aurait tôt fait d'éviter de conseiller l'histoire morbide de Gisèle Bienne aux adolescents, si l'on s'appuyait sur ces seuls critères "moraux"!

Quid de la dimension esthétique, de l’expérience littéraire complètement minorée, voire absente des commentaires ? Que devient la littérature pour adolescents, à l'aune de ces critères ?

L’analyse qui suit révèlera une autre conception du lectorat adolescent et mettra en lumière par la même occasion la qualité littéraire du roman de Gisèle Bienne. Je vais d'abord présenter l'une des formes romanesques convoquées : la robinsonnade. Celle-ci, ici détournée, donne aux personnages toute leur densité . J'aborderais ensuite la structure narrative singulière d’On n’est pas des oiseaux et des compétences de lecture qu’elle exige. Enfin, je mettrai en perspective cette analyse avec les propos de Gisèle Bienne sur son travail.


I Une robinsonnade en territoire familier

Les enfants naufragés

D’après le Dictionnaire du livre de jeunesse[3] :

Les robinsonnades fonctionnent sur un mode à la fois allégorique et réaliste, selon un schéma narratif simple : naufrage, confrontation du (des) survivant(s) à la solitude, survie immédiate, organisation progressive de l’aménagement du territoire et, enfin, libération […].

La structure du roman de Gisèle Bienne respecte ce schéma. La métaphore de « l’île » est ainsi convoquée à plusieurs reprises pour évoquer la rupture avec le monde extérieur :

(9)p.14 (10)p.36 (11)p.59 (12)p.117 (13)p.124


Les allusions à l’œuvre de Daniel Defoe se traduisent également dans la manière dont les enfants s’organisent :

(14)p.39 (15)p.50 (16)p.51 (17)&(18)p.97


L’illusion d’une aventure

Les enfants ne sont pas réellement coupés du monde. Matthieu feint de pouvoir vivre en se passant des autres pour se protéger. L'enfant est en conflit avec le monde des adultes dès le début du roman. Sa mère l’enferme à plusieurs reprises dans la soue à cochon tout en le comparant à un animal :

- Que veux-tu, m’a-t-elle dit, il [Matthieu] ne m’obéit pas et se montre trop insolent. Ça méritait une petite leçon, et il n’est pas si mal avec ses amis lapins. (p.23)

Cette image poursuit Matthieu tout au long du récit, à travers les propos de Camille :

Il est verdâtre, les joues, les mains, les habits sales, il sent le fumier à plein nez et la terre, l’urine des lapins qui font des crottes sèches et rondes comme des billes. Matthieu, c’est ma Bête. (p.84)

- ou encore à l’issue du livre :

Elle essaie de plaire à Matthieu […] Ça ne marchera pas avec Matthieu, qui est un garçon des bois. (p.201)

Ainsi Matthieu incarnerait « l’enfant sauvage », en conflit avec le monde des adultes. C’est à ce titre qu’il va choisir de se préserver psychologiquement lors du drame, en rompant avec la société et en ne conservant que des préoccupations matérielles. Camille quant-à-elle peine à rentrer dans l’illusion :

Je ne suis pas son Vendredi […]. (p.97)

Dès le début du roman, la jeune fille rencontre des difficultés à communiquer avec les adultes. Une phrase au double-sens métaphorique prend ici une certaine portée :

Mes parents ne viennent jamais dans mon jardin, on dirait qu’ils n’osent pas en franchir le seuil. (p.15)

Les parents de Camille ne s’intéressent pas à elle ; cette dernière ne parvient pas à se faire entendre :

On parle à son père, ce qui nous demande un gros effort, on parle à sa mère, et ça n’avance pas, ça s’enfonce dans du mou, plusieurs couches de mou. (p.21)

Ainsi d’un côté, le père de Camille ne prête pas attention à ses inquiétudes :

Il ne prend pas la peine de me répondre. À sa place je l’aurais fait, tous les pères l’auraient fait. (p.18)

- tandis que de l’autre, la mère de Camille entretient avec elle un rapport délétère, la privant de son identité :

Elle, ce n’est pas moi. Moi, ce n’est pas elle. C’est ainsi, n’est-ce pas, que ça devrait être et qu’elle ne veut pas que ce soit. (p.41) 
Maman me fourrait trop de choses dans la tête qui pesaient sur mon cœur. Au début, ça me rendait importante mais, à force, ça faisait le contraire, je n’existais plus autant ; parfois je n’existais plus du tout. (p.190)

Le cheminement de Camille

Camille, personnage adolescent dont l’identité en formation peine à se construire dans l’ombre de ses parents, se tourne vers son frère (et l'enfance qu'il incarne) lorsque tous ses repères éclatent.

Elle se préserve, mais elle a conscience des enjeux réels de leurs actes :

(28)p.54 (29)p.62 (30)p.69 (31)p.75 (32)p.96 (33)p.108 (34)p.114


Les aires de personnages évoluent et témoignent du cheminement de la jeune fille.

Dès l'incipit :

Ils ont remis ça. (p.7)

- la relation conflictuelle entre le père et la mère augure la déchirure à venir. L’utilisation du pronom à la troisième personne marque l’opposition entre les enfants (« nous ») et les parents (« eux ») :

Ils n’ont pas voulu faire la paix, et voilà où nous en sommes. (p.38)

La narratrice compare ainsi la relation de ses parents à celle de deux pôles qui se rejettent ou se répondent de manière discordante :

Lui et elle, ça ressemblait à la rencontre du cri et du silence, du devoir et du plaisir. (p.38)

Un conflit en marge du monde extérieur :

- [...] Et si jamais on vous ennuyait à l’extérieur avec des questions, vous voyez ce que je veux dire… vous ne savez rien, vous ne répondez pas. Nous approuvons d’un signe de tête […]. (p.36)

Par ailleurs, si le groupe des enfants, opposé à celui des adultes, est incarné tout au long du texte par un « nous » -

C’est ensemble, Matthieu et moi, que nous sommes allés trop loin ailleurs. Non pas trop loin, ailleurs seulement. Dans un pays où l’on n’abandonne pas les morts. (p.151)

- on observe une scission à la fin de l’ouvrage, alors que Camille suit son propre chemin :

Pour la première fois, il [Matthieu] pleure là, devant moi, parce qu’il s’est rendu compte que nous n’étions pas sur la même longueur d’onde, qu’il avançait seul dans son rêve. (p.184)

Voilà le théâtre de la robinsonnade : ce n’est pas une mer salée qui sépare Matthieu et Camille de la civilisation, mais le « jeu symbolique » par le biais duquel ils se sont bâti un refuge psychologique. L’illusion de l’aventure s’écroule petit à petit face à la réalité, d’une part lorsque Camille creuse la tombe de sa mère :

Personne n’a fait le travail à ma place. Les fées, les lutins, les princes charmants ne sont pas passés par là. Les fées, les génies, les anges n’existent pas. J’y croyais, avant. (p.67)

D’autre part, lorsque Camille décrit son père en train de déterrer sa mère :

[…] et avec son bâton, il retourne mon île. (p.144)

Cette phrase prend un double sens métaphorique : l’île « retournée » peut évoquer la fin du jeu symbolique, mais aussi la destruction de l’équilibre intérieur de la jeune fille. Cette entrée brutale dans la « raison » se traduit par une vision pessimiste du monde des adultes :

La loi est mal faite. La loi, c’est la réalité. Oui, j’ai rêvé, je rêve encore mais nous sommes vaincus. (p.165)

Le « nous » pouvant faire référence à Camille et Matthieu, mais aussi aux enfants au sens large du terme.


La robinsonnade a pour effet, selon Danielle Dubois-Marcoin, de projeter le désir d’évasion du lecteur dans un « monde sans père ». Le roman de Gisèle Bienne témoigne des limites du « jeu », mais ne prive pas Camille de ses rêves ni de ses espoirs : « […] au moment de m’endormir, je repars vers mon jardin. […] Je voudrais bien rêver de l’inconnu qui m’y attend parfois. Est-ce qu’il m’a oublié ? » Témoignant de la richesse psychologique des personnages, l’allusion à la robinsonnade de manière détournée peut être également une clef pour une mise en réseau de ce roman (des idées en fin d'article) !


II Des procédés narratifs générant une expérience littéraire singulière.


L’œuvre de Gisèle Bienne a fait l’objet d’un essai[4] réunissant plusieurs articles de chercheurs, dont une analyse comparative de trois de ses romans effectuée par Patrick Joole : Des personnages à la recherche de leur voix : une lecture de trois romans de Gisèle Bienne. Il y met en lumière la singularité de l’écriture de Gisèle Bienne. De mon côté, je vais analyser On n’est des oiseaux à l’aune des caractéristiques relevées et tenter de mettre en lumière les compétences de lecture convoquées.


Le récit est raconté à la 1ère personne par Camille, au fil de ses pensées. Lors de la toute première lecture du texte, j'ai rapidement fait un parallèle entre le roman de Gisèle Bienne et La route des Flandres de Claude Simon[5]. Ces deux ouvrages ont en commun un narrateur dont le flux de pensées est discontinu et riche en ellipses :

Je ne me souviens pas de ma chute, mais du soleil, après, et aussi du regard foncé de maman. Puis je me suis rappelé que certains garçons appelaient mon frère Polochon, je me suis demandé pourquoi. J’avais de la boue sur les genoux, les mains […]. (p.32)

Patrick Joole écrit dans son analyse que Gisèle Bienne « ne dénie pas une dette à l’égard du nouveau roman ». On n’est pas des oiseaux s’inscrit ainsi dans le genre du  monologue intérieur, tel que le définit Gérard Genette [6] :

Le lecteur se trouverait installé dès les premières lignes dans la pensée du personnage principal, et c'est le déroulement ininterrompu de cette pensée qui, se substituant complètement à la forme usuelle du récit, nous apprendrait ce que fait le personnage et ce qui lui arrive […].

Le lecteur doit être à même de suivre ce flux discontinu de pensées, mais aussi d’effectuer des allers-retours dans le roman pour en appréhender l’ensemble, ce que le chercheur appelle un « travail de lecteur ».

Le sens de certains propos est ainsi révélé au fil du récit ; par exemple, la signification de l’ours dans le rêve de Camille :

Cette nuit-là, j’ai rêvé qu’un ours pénétrait dans ma chambre. (p.45)

- peut être interprété grâce aux propos de la page 58 :

C’est d’un ours que j’ai rêvé. […] Le plus étrange, c’est qu’il s’est montré dans ma chambre au moment où maman nous quittait. 

Selon le Dictionnaire des symboles, l’Ours représenterait la Mère. L’image fait partie de notre inconscient collectif [7] :

Dans les rêves, la mère est parfois symbolisée par l’ours. L’animal représente alors tous les instincts que le rêveur a concentrés et projetés sur la mère… : l’ours est une personnification de sa fixation infantile sur l’image maternelle.

Gisèle Bienne multiplie ainsi les images : par exemple « le Jardin » comme représentation du « moi » dans lequel se replie Camille ; ou encore « l’Oiseau » que l’on peut interpréter comme symbole de liberté. Ainsi, le titre « On n’est pas des oiseaux » pourrait être explicité au milieu du livre :

La liberté n’existe pas, elle n’existe ni dans les familles ni hors des familles. La liberté n’existe que dans ma tête, dans mes rêves. (p.104)

Par ailleurs, toujours selon le Dictionnaire des symboles, l' « Envol » incarnerait une sorte de « fuite du réel ». Voilà qui résonne avec de nombreux héros de la littérature enfantine ! 


Le chronotope du roman témoigne de la dimension symbolique des éléments spatiaux, en confinant Camille et Matthieu dans un nombre très limité de lieux : le jardin, la cuisine, la chambre, la soue. Le manque de repères temporels, voire l’alternance entre analepses et prolepses incite le lecteur à reconstituer pas le biais d’indices la durée – aléatoire selon les chapitres – et la place chronologique de chaque moment du récit :

Il n’y a pas d’aujourd’hui, il n’y a pas d’autrefois, il n’y a que les heures qui s’écoulent plus ou moins difficilement, l’une après l’autre. (p.194)

Seule la découverte du cadavre de la mère, marquant un tournant décisif dans l’intrique est balisée avec précision : « 10 heures/C’est le premier jour des vacances de printemps, tardives cette année/11 heures/11h20 ». Ainsi, le monologue intérieur exige-t-il une lecture cognitive.


Par ces choix de narration, Camille instaure un rapport distancié avec son lecteur. Elle s’observe tout d'abord en train de penser et d’agir ; cela se traduit par une oscillation des temps verbaux : « Je pense » (p.55), « J’étais loin de me douter que. » (p.58), « J’ai d’abord cru » (p.173).

Le découpage du récit en chapitres courts et titrés rompt le bavardage confidentiel, en même temps que l'immersion du lecteur.

Certaines mises en abyme annihilent toute possibilité d’identification avec les personnages :

Les livres […] s’adressent à des lecteurs qui n’ont pas traversé le mur et voient en Matthieu et moi des esprits dérangés, ou des camarades à plaindre, ou des écorchés vifs, comme certains l’ont dit devant nous.

J'ai précédemment évoqué la manière dont l’identité de Camille était absorbée par sa mère et comment, face au vide de son absence, cette dernière s’appuyait sur les choix de Matthieu. Les voix des autres personnages apparaissent parfois dans la narration de manière indirecte et s’entremêlent, prennent le dessus sur les pensées de la jeune fille.

- la voix du frère :

Pleurer devant les autres, c’est se retrouver nu comme un ver devant des gens qui sont peinards dans leurs habits. (p.27)

- et celle de la mère :

Elle se raconte qu’il doit entretenir la femme avec qui il est certainement en cavale, mais comment savoir la vérité avec un homme aussi impénétrable que lui. (p.36)

Patrick Joole établit également ce constat dans les autres romans de Gisèle Bienne :

L’attention portée par ces trois narratrices aux paroles des autres ne se traduit pas seulement par une écoute attentive mais aussi par l’inscription d’autres voix dans leur voix propre.

Il compare les narrateurs de Gisèle Bienne à des « caisses de résonances », faisant écho aux voix des autres personnages. Ce « tissage vocal » génère ainsi un langage romanesque propre à l’auteur.


Conclusion : Une conception du lecteur « idéal » confrontée à un lecteur « réel »


Au fil de l'analyse, j'ai relevé différents éléments du fond et de la forme attestant de la qualité littéraire du roman, mais aussi d’enjeux narratifs dépassant le simple cadre de l’intrigue principale.

Le lecteur est activement sollicité et il lui est nécessaire d’adopter une posture distanciée pour repérer l’implicite dans le texte et traduire les pensées de l’héroïne.


Gisèle Bienne est aujourd’hui autrice de quinze romans pour adultes et de douze romans pour la jeunesse. S’interrogeant elle-même sur la singularité d’une écriture « à l’attention » des adolescents, la femme de lettres apporte quelques éléments de réponse [9]:

 Je pourrais dire : le roman, c’est le roman, quel que soit le public concerné. Mais je sais qu’en écrivant en direction des jeunes, je retrouve une liberté extraordinaire. […] Il s’agit d’inviter le jeune lecteur à passer plusieurs frontières : géographiques, historiques, sociales et culturelles, psychologiques, et de convoquer son imagination. Il est lui et il devient un autre. C’est également une manière de transmettre.

On n’est pas des oiseaux invite le lecteur à « passer une frontière psychologique » au contact de l’altérité. Ici, on l’a vu, la psyché de la narratrice est dévoilée par le biais de procédés d’écritures singuliers.

À l’instar de son éditeur, L’école des Loisirs[10], Gisèle Bienne conçoit en effet le roman pour adolescents comme une création littéraire qui ne doit pas tomber dans l’écueil de la « facilité », tout en adoptant une écriture « à la simplicité efficace » :

Attention au pathétique, au bavardage, aux facilités. Écrire avec précision et dans l’intensité, voilà ce que je recherche. […] Favoriser la connivence ; rendre présentes la voix du narrateur, des personnages ; laisser aux mots et pas seulement à l’action le soin de créer une tension dramatique ; atteindre à une simplicité efficace ; travailler le tempo, ces notes musicales que l’oreille et le cœur perçoivent, relève d’une sorte d’alchimie.

Ce discours reflète une conception du l’adolescent et de ce que peut lui apporter la littérature : tout en  « étant lui », le lecteur peut « devenir autre », par le prisme d’une expérience esthétique. Pour cela, il lui faut devenir un lecteur « expérimenté », tel que l’entend  Michel Picard dans sa théorie de la réception : capable d’adhérer à l’illusion référentielle du texte, mais aussi de s’en détacher pour s’intéresser à la complexité de l’œuvre.


Selon Annie Rolland :

Le processus d’adolescence est constitué d’un ensemble complexe de remaniements psychiques qui contraint l’adolescent à se détourner des supports identificatoires de son enfance pour s’avancer dans le monde. 

Camille incarne tout au long du roman l’adolescence en quête d’identité. Gisèle Bienne a ainsi pleinement conscience des enjeux du développement des adolescents et de la place que peut jouer la littérature dans leur construction.


Afin de mener plus loin la réflexion, j'ai proposé le livre à une adolescente, bonne lectrice de 13 ans. Son jugement permet de confronter les conceptions du lecteur que j'ai relevé dans l’introduction et la conclusion de notre travail:



Ainsi, contrairement à ce qu’aurait pu imaginer Mariette Darrigrand, la thématique du livre est parfaitement secondaire pour cette lectrice, particulièrement sensible à la manière dont l’auteur sublime les émotions de ses personnages. Toutefois, certaines dimensions symboliques du texte lui ont échappé en « sautant des paragraphes entiers ». Le roman de Gisèle Bienne s’adresse ainsi à des lecteurs critiques, prêts à s’immerger dans l’ambiance de l’ouvrage malgré –ou grâce - aux détails de son univers. Le lecteur est adolescent, mais il peut aussi être adulte, puisque, selon l’autrice :

L’entrée n’est pas interdite aux grandes personnes, car elle est mince et poreuse la paroi qui sépare la littérature pour ados de celle pour adultes. Dans bien des cas, elle est inexistante !

Des idées pour une mise en réseau


Autour de deux motifs :

  • « l’île » comme lieu réel et métaphorique, refuge ou prison qui isole les héros du reste du monde,

  • « le vol » comme représentation du monde des enfants et de la fuite du réel 


Peter Pan de James Matthiew Barrie  (les éditions sont multiples, je privilégie Gallimard avec la traduction de Henri Robillot)

L’île, autrement appelé « le pays imaginaire » est le refuge du héros et les adultes sont considérés comme les ennemis dans ses aventures. Annie Rolland précise : « Peter est un enfant perdu, c’est-à-dire abandonné ou mort, dans tous les cas maltraité par des parents négligents » Ce personnage merveilleux fait ainsi écho à Camille et surtout à son frère Matthieu.

 

Sa majesté des mouches de William Golding (co-édition Gallimard/Belin, traduction de Lola Tranec)

Il s’agit cette fois d’un véritable naufrage et d’une île dans lesquels les enfants à nouveau sans adultes s’organisent en clans et vont jusqu’à tuer leurs camarades. L’île n’est plus le refuge mais la prison dans laquelle les pulsions vont être libérées et les adultes « libérateurs » 

 

Les ailes de la sylphide de Pascale Maret aux éditions Thierry Magnier (2013)

L’île n’existe pas en tant que telle puisque le « refuge » dans lequel l’héroïne se coupe du monde est une forêt ; toutefois, sa dimension allégorique est similaire et le « vol » est un élément prépondérant de l’histoire. Lucie se voit pousser des ailes dans le dos et se sent de plus en plus légère au fil du récit ; il s’agit en fait d’une fuite psychologique du réel, car elle est victime d’abus sexuels.


Notes


[1] FAURE, M. (2007) Un âge vraiment pas tendre. IN : Le Monde des Livres du 29/11/2007. Disponible sur Internet : http://www.lemonde.fr/livres/article/2007/11/29/un-age-vraiment-pas-tendre_983787_3260.html Réponse de professionnels du livre publiée dans Le Monde des Livres du 20/12/2007. Disponible sur Internet : http://www.lemonde.fr/livres/article/2007/12/20/la-noirceur-contestee-des-livres-de-jeunesse_991706_3260.html [sites consultés le 14/12/2014]

[2] ROLLAND, A. (2008) Qui a peur de la littérature pour ado ? Paris : Thierry Magnier. p.82

[3] DUBOIS-MARCOIN, D. Les Robinsonnades IN : Coll. (2013) Dictionnaire du livre de jeunesse. Paris : Cercle de la librairie

[4] Sous la dir. de Catherine Rannoux (2011) Gisèle Bienne. Figures de l’altérité. Paris : Presses Universitaires de Rennes, « La Licorne » n°95. P.86

[5] SIMON, C. (1982) La route des Flandres. Paris : Minuit

[6] GENETTE, G. Figure III

[7] CHEVALIER, J. GHEERBRANT, A. (1982) Dictionnaire des symboles. Paris : Robert Laffont (Bouquins)

[8] « Lire est un plaisir autant qu’un travail ; lire est un art » IN : BIENNE, G. Lire dans la nuit, lire au grand jour. IN : coll. (2011) Lire est le propre de l’homme. Paris : Ecole des Loisirs, p.155-159

[9] BIENNE, G, Vivantes énigmes. IN : AEIUO, Revue de l’ORCCA, n° 9, p. 17. Disponible sur internet : http://master2.hautetfort.com/media/00/00/e6efe7ef7586369f440c0413a04bf9e9.pdf [consulté le 14/12/2014]

[10] Voir l’entretien de G. Brisac, directrice de la collection Medium, sur le site de l’Ecole des Loisirs. Disponible sur Internet : http://www.ecoledesloisirs.fr/video.php?id_video=125&rub=PRO [consulté le 14/12/2014]

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