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[Analyse] Livres d’artistes, médiation et entrée en littérature

D’après Cécile Boulaire, le paysage de l’album évolue sensiblement en ce début de 21e siècle [1]. Le genre se renouvelle sous l’influence de designer papier et autres artistes de la matière, explorant toujours plus loin les limites de l’objet-livre. Je m'intéresse ici à ces ouvrages « à la périphérie » de la création littéraire pour la jeunesse, jouant sur les potentialités matérielles du livre : les livres d’artistes pour enfants - et à celles et ceux qui en font la médiation.


Le corpus convoqué dans l'article provient de la diffusion des Trois Ourses (l'association est dissoute en 2019 et on la regrette vivement !). À l’origine créée par des bibliothécaires jeunesse en 1988, elle a regroupé des artistes et des éditeurs du monde entier et obtenu la reconnaissance des professionnels du livre. L’association s’inscrivait également dans un vaste projet de recherche portant sur l’utilisation pédagogique des livres d’artistes.


(vous pouvez faire une lecture linéaire, ou rejoindre la partie de l'article qui vous intéresse en cliquant sur les liens ci-dessous)

> Comment définir le livre d’artiste pour enfants ?


Comment définir le livre d’artiste pour enfants ?

Le livre d’artiste n’est pas un livre d’art. Le livre d’artiste n’est pas un livre sur l’art. Le livre d’artiste est une œuvre d’art. Guy Schraenen

Le livre d’artiste, le livre d’art et l’album

S’ils évoquent tous un univers artistique, le livre d’artiste, l’album et le livre d’art pour enfants diffèrent fondamentalement dans leur processus de création : le livre d’art et l’album font appel à la chaine du livre pour être édités (auteur, maquettiste, éditeur, imprimeur…).

Le créateur du livre d’artiste est, quant-à-lui, acteur de la plupart des phases d’élaboration, parfois complètement artisanales de ses livres aux tirages souvent limités (c’est le cas par exemple des livres Sounds de Keith Godard, conçus entièrement par l’artiste et relativement fragiles).

Il peut arriver que le créateur se fasse éditeur, s’associe à un galeriste ou à un imprimeur pour permettre une diffusion plus importante, mais il n’est pas contraint par la même logique commerciale. Bruno Munari s’est ainsi associé à l’éditeur italien Danese pour créer ses Prélivres, même s’il utilise toujours un procédé artisanal.


Comment différencier le livre d’artiste des albums pour enfants qui jouent également avec matérialité du livre, tels les impressionnants livres à système de Robert Sabuda, ou les albums de Peter Newell, dans lesquels la forme de la page influe sur la narration ? Selon Aude Séguinier, directrice de l’association Les Trois Ourses au moment de notre entretien en 2014, l’album est une reproduction, une impression sur le papier d’une œuvre originale, alors que les livres d’artistes sont façonnés directement par leurs créateurs :

Le livre d’artiste n’est pas conçu de la même manière qu’un album : ce n’est pas simplement un objet relié avec 24 pages ; tout, la forme même, fait partie du travail de l’artiste. […] C’est comme si l’enfant avait directement la matière de l’artiste entre les mains. Même les livres sérigraphiés, ceux utilisant la peinture ou le tissu comme celui que l’on a fait avec Louise Marie Cumont (Les chaises) permettent aux enfants de toucher directement la matière sur laquelle travaille l’artiste.

L’album et le livre d’artiste diffèrent également dans la manière dont ils sont lus. Le créateur du livre d’artiste s’est ainsi entièrement approprié l’objet livre dans sa matérialité, donnant naissance à une œuvre d’art à part entière. Que ce soit textuel ou iconique, « le contenu » disparaît parfois entièrement du livre d’artiste au profit de la forme et de la matière, « le contenant ».


Initiation à l’art par le biais du livre

Les propos d’Aude Séguinier font écho à la volonté des créateurs de « démocratiser l’art » par le biais d’une œuvre multiple et reproductible, potentiellement accessible (de moins de 10€ à plus de 2000€ dans le catalogue des Trois Ourses) :

Le livre est un objet démocratique que l’on trouve dans des bibliothèques et qui peut amener l’enfant à découvrir un langage visuel, des œuvres ou encore à s’ouvrir sur le monde. À partir d’un objet aussi simple que le livre, on amène ainsi le lecteur à découvrir des champs beaucoup plus larges.

Le livre d’artiste se développe en lien étroit avec les avant-gardes des années 60 et s’inscrit dans le courant d’art contemporain. De nombreux artistes utilisent le livre comme une expression, parmi d’autres, de leur créativité.

Ainsi, la plupart des artistes ayant œuvré pour la jeunesse ont d’autres cordes à leurs arcs : architecte comme Mauro Belliou, designer comme Keith Godard, artiste plasticienne comme Kvĕta Pacovská ou encore chorégraphe comme Remy Charlip.

Pour Anne Moeglin-Delcroix [2] :

Les artistes se proposent de dire quelque chose, mais aussi de le communiquer efficacement. Aussi ce qu’ils disent, ils ne le disent pas hors du livre et sans lui, mais avec lui, transformant le médium en matériau, pour donner à l’idée une forme. (p.2)

Peut-on parler de livre ou bien doit-on parler d’œuvre d’art ?

La frontière est poreuse, mais on va tenter d’apporter des éléments de réponse : l’économie du livre d’artiste s’inscrit (en tout cas au moment de mes recherches en 2014) dans le marché du livre et non dans celui de l’art, par le biais de sa diffusion.


Par ailleurs, la création se définit objectivement de cette manière. L’artiste Laurence Weiner évoque justement cet aspect :

Un artiste peut dire qu’une tasse de café est de l’art, mais c’est un sacré fou s’il dit qu’une tasse de café n’est pas une tasse de café, uniquement parce que c’est de l’art.

La lecture d’un tableau ne nécessite pas la manipulation propre à la découverte du livre d’artiste : dans ce cas précis, le lecteur expérimente littéralement le travail du créateur. Suite aux sensations induites pas la manipulation, le lecteur produit un sens et est ainsi partie prenante de la « performance » artistique.


L’enfant destinataire

Dans le cadre de ces recherches menées en 2014, je me suis entretenue avec plusieurs bibliothécaires, dont Catherine Évrard, spécialiste du livre d’artiste à la Médiathèque départementale de Seine-et-Marne. Elle différencie clairement le livre d’artiste pour adultes et le livre d’artiste pour enfants :

Le livre d’artiste « accessible aux enfants » privilégie le jeu, la surprise, l’expérimentation. Le plus souvent il n’a pas besoin d’explication pour que l’enfant comprenne comment le manipuler et de quoi il parle. Les livres d’artistes « pour adultes » sont souvent de beaux objets mais font allusion à des thèmes plus hermétiques […].

Le livre d’artiste pour enfants se définit par son public ; cela induirait-il de fait des stratégies de « simplification » ?

Cette question fait familièrement écho aux recherches plus générales sur la littérature pour la jeunesse ; à l'instar de nombreux critiques, Aude Seguinier dément l’idée d’une frontière entre les publics et parle d’une lecture transgénérationnelle :

Il n’y a pas de limite d’âge. On nous dit même parfois que nos livres sont pour les adultes. […] Les Little Eyes de Komagata marchent par exemple bien avec des personnes âgées, et on travaille avec des orthophonistes pour les adolescents. L’une des particularités de ces livres c’est la surprise et donc ça marche quel que soit l’âge.

La notion de surprise et de jeu propre aux livres à système est évoquée également par la chercheuse Isabelle Nières-Chevrel dans sa définition du livre d’artiste [3]:

Ils font jaillir de la surface plane du livre un espace en trois dimensions. On est dans le bonheur de la manipulation et de la surprise.

Aude Séguinier constate toutefois que les adultes éprouvent plus de difficultés que les enfants à expérimenter le livre d’artiste :

En grandissant on nous inculque des choses qui nous ferment à cet univers. Les enfants n’ont pas d’à-priori, contrairement aux adultes.

Ainsi, les trois éditeurs de livres d’artistes pour enfants d’envergure internationale, One Stroke (au Japon), Corraini (en Italie) et les Trois Ourses, proposent - ou ont proposé - des initiations à l’intention des médiateurs.

Aude Séguinier souligne la nécessité de former le public adulte :

Les adultes découvrent que ce sont des livres avec plein d’entrées, on éduque un peu. Certaines personnes restent sceptiques à la fin de la formation, c’est selon la sensibilité de chacun. On apprend différentes manières de montrer le livre, il faut aussi parler de l’intention de l’artiste. C’est pas mal de commencer par la pratique avant d’aborder l’intention.

La lecture d’un livre d’artiste pour enfants nécessite souvent une énonciation des intentions de l’artiste pour que l’adulte, en demande d’outils, puisse s’en emparer. L’œuvre ne s’affranchit pas de règles : si les « entrées » du livre font appel à d’autres sens, elles ne peuvent contourner la matérialité d’un support limité par une surface et un nombre de pages défini.

Les artistes, conscients de cette difficulté animent, eux-mêmes pour la plupart, des rencontres autour de leurs créations. Aude Séguinier explique que pour l'artiste Katsumi Komagata, la découverte du livre doit être un moment partagé entre l’adulte et l’enfant, sans que l’enfant ne soit inféodé à l’autorité de l’adulte :

Komagata dans ses ateliers fait travailler l’adulte et l’enfant ensemble et l’adulte ne dirige l’enfant. C’est un moment à chacun avec les mêmes outils : il n’y a pas de jugement de valeur entre l’enfant et l’adulte.

Amenés à trouver eux-mêmes les clefs pour entrer dans une lecture basée sur les sensations et leur interprétation sensible, l’enfant et l’adulte abordent le livre d’artiste sur un pied d’égalité ; seules leurs prédispositions à imaginer favoriseront l’un ou l’autre des lecteurs.


Le livre d’artiste pour enfants est-il un objet démocratique ?

Au moment de mes recherches en 2014, aucune étude n’avait été réalisée sur le marché du livre d’artiste pour enfants. Appréhender ses mécanismes en interrogeant des médiateurs permet à la fois de mesurer les limites imposées par sa faible diffusion, et de prendre conscience des différentes initiatives mises en place.

Ainsi, les « malles » véhiculées par les bibliothèques, les formations proposées à des publics institutionnels et particuliers, la collaboration active d’associations en faveur de la lecture permet aux livres d’artistes pour enfants d’atteindre des publics parfois très éloignés du livre.


Un public moins circonscrit qu'il n'y paraît

Les tirages les plus importants d’ouvrages aux Trois Ourses ont difficilement atteints celui d’un album jeunesse (plus de 6000 exemplaires en moyenne [4]) : en 2014, Little tree de Komagata en était à sa cinquième ou sixième réimpression à 1000 livres par tirage, soit un total de 5000 exemplaires depuis 2009 ; On dirait qu’il neige de Charlip publié en 2000 a été l’objet d’un premier tirage de 2000 exemplaires épuisés, puis de deux tirages de 500 et 500, soit un total 3000 exemplaires.

Aude Séguinier en convient, le livre d’artistes est une « niche » dont les principaux acheteurs sont déjà initiés, il ne s’agit pas d’une clientèle de quartier :

Aujourd’hui par exemple, une dame est venue à la librairie [des Trois Ourses] avec sa petite de deux ans qui aimait la manipulation et le jeu ; cette dame connaissait Munari. […] On reçoit aussi des grands-parents, des architectes, des orthophonistes, le milieu du graphisme, des curieux… beaucoup d’étrangers qui se rendent à la librairie des Trois Ourses pour voir nos livres : nous avons une renommée internationale malgré notre taille. Nos clients sont souvent sensibles aux pédagogies alternatives (par ex : Montessori) et avertis en matière de livre d’artiste.

Plusieurs structures proposent des initiations aux livres d’artistes pour enfants. Si ces journées étaient au départ consacrées aux bibliothécaires, l’association des Trois Ourses a également reçu de des particuliers : « des artistes, orthophonistes, architectes, designers, curieux, des étudiants, des amateurs de livres d’art, des relieurs ... » ; peu d’enseignants cependant, seuls ceux travaillant avec des pédagogies alternatives (Montessori par exemple, incitant à l’expérimentation), ou bien des personnes déjà initiées, faisant la démarche individuelle d’utiliser le livre d’artiste pour enfants comme support pédagogique en classe.


Les livres d’artistes ne touchent pas uniquement les publics initiés et l'association des Trois Ourses s'est intéressée de près aux publics éloignés du livre. Membre du comité de l'Agence nationale de Lutte contre l'Illettrisme (ANLCI), l'association a travaillé en étroite collaboration avec les milieux associatifs et les hôpitaux :

Nous proposons une autre entrée dans le livre qui peut permettre d’accéder par la suite à la lecture.

Je partagerai plus tard dans l'article mon humble expérience avec des publics adolescents en classe Ulis et prepa-pro.


Le maillage indispensable des bibliothèques

Ghylaine Bretteville, responsable d’une bibliothèque de taille modeste à Berchères-sur-Vesgres(28), soulève des difficultés justifiant l’absence de livres d’artistes pour enfants dans ses rayons :

Si je les mettais en prêt, étant fragiles, ils ne dureraient pas longtemps, je pourrais éventuellement les garder pour des animations ponctuelles, mais le budget étant restreint et la commune petite, je préfère les réserver à la [Bibliothèque Départementale].

La difficulté de conservation et de valorisation pérenne sont les principales problématiques freinant l’accès aux livres d’artistes dans les bibliothèques. Toutefois, Mme Bretteville précise qu’une malle est en circulation au moment de notre entretien, empruntable par chaque bibliothèque du département pendant un mois, appelée « la valise des livres d’artistes ».

On retrouvera le concept de « malle » dans de nombreuses BDP, élaborées à l’attention des bibliothèques municipales ou des établissements scolaires. Colette Lindermann, alors responsable de l’espace jeunesse de la bibliothèque Marguerite Yourcenar (Paris 15), explique que sa bibliothèque a constitué dès son ouverture une malle « Livres d’artistes pour enfants de 5 à 8 ans » pour les enseignants :

Nos livres ne sont pas forcément des pièces uniques, ni des éditions limitées, mais dans la mesure où ils présentent le regard d’un artiste et permettent souvent une réflexion sur l’art, ils ont été sélectionnés pour cette malle. […] Les malles sont prêtées pour 6 semaines ; nous avons eu un emprunt pour cette malle en 2014.

Aude Séguinier soulève un problème généré par la multiplicité des malles en circulation :

Il y a des gens malheureusement qui créent des malles mal conçues parce qu’elles ne prennent pas en compte le fait que le contenu est aussi important que le contenant et varie par rapport au public. Il ne s’agit pas de simplement trouver une boite et mettre des livres dedans !

Les contenus des valises proposées par la bibliothèque départementale d’Eure-et-Loir et de la bibliothèque Marguerite Yourcenar témoignent de l’ambigüité du terme « livres d’artistes », dont les frontières s’ouvrent ici de manière plus large à certains albums.

La bibliothèque départementale de Seine-et-Marne participe activement à la diffusion des livres d’artistes. En 2014, elle ne proposait pas moins de sept valises de livres singuliers. Environ 200 ouvrages ont ainsi été véhiculés dans des expositions itinérantes, empruntées pendant un à trois mois.


Pour Catherine Évrard, le choix de la bibliothèque de constituer des collections de livres d’artistes résulte de plusieurs facteurs :

  • une volonté de soutenir la création contemporaine,

  • les formations et les actions culturelles

  • et l’implication individuelle indispensable d’une responsable de la politique documentaire spécialiste du domaine.

Les budgets d’acquisition ont augmenté dans le but de mettre en place des expositions et des artistes ou intervenants qualifiés dans le domaine ont été invités à présenter leur travail. Un partenariat conventionné s’est ainsi mis en place avec des territoires, permettant l’organisation d’évènements très variés autour des livres d’artistes : pendant trois ans, les bibliothécaires ont effectué un travail de sensibilisation, d’acquisition concertée, de médiation auprès des institutions. En toute logique grâce à ces investissements, Catherine Évrard a par la suite constaté une augmentation sensible des demandes autour des livres d’artistes :

La demande des bibliothèques s’est accentuée au fil du temps : en lien avec l’élargissement des propositions éditoriales (de plus en plus de pop-up et de livres singuliers), avec le développement de leurs activités de médiation (d’abord vers les publics scolaires puis tous publics), avec les formations autour de ces livres (1 à 2 journées par an) et les présentations thématiques à la demande.

Lorsqu'on interroge les bibliothécaires sur les possibles difficultés de médiation des livres d’artistes pour enfants, ces dernières relativisent le propos. Pour Colette Lindermann, les enseignants empruntant une malle sont déjà sensibles aux supports et n’ont pas besoin de formation pour les présenter à leurs élèves :

Nous pensons qu’ils correspondent [les livres] à une demande des enseignants, à qui il revient de choisir comment les transmettre.

Cela rejoint le propos de Catherine Évrard :

Toutes les personnes qui ont une « sensibilité artistique » (goût personnel, pratique artistique en amateur …) n’ont pas de problème avec la médiation de ces livres, car il suffit de s’appuyer sur les caractéristiques de l’objet : forme, matériaux, techniques de la reliure ou d’illustration… […] Il peut être plus difficile de promouvoir des livres de sciences ou de poésie !

Le livre d’artiste pour enfants serait donc un type d’ouvrage facile à transmettre lorsqu'on a soi-même une sensibilité artistique, un outil pédagogique permettant notamment une sensibilisation à l’art et au livre dans le cadre scolaire.


Livres d’artistes pour enfants et entrée en littérature

À plusieurs reprises, Aude Séguinier souligne l’intérêt du livre d’artiste pour enfants, comme medium pour sensibiliser au livre :

Le livre est figé dans l’objet, l’écriture, et on peut être rebuté si on a du mal à lire. Le livre d’artiste permet une autre entrée dans le livre.

Lecture(s) du livre d’artiste pour enfants

On l'a observé plus tôt, la lecture d’un livre d’artiste pour enfants n’est pas forcément simple ; cette dernière ne repose pas toujours sur les règles tacites propres à la plupart des récits narratifs : un sens physique de lecture (de gauche à droite et de haut en bas), un langage commun entre l’auteur et son lecteur.

Ces ouvrages suscitent parfois le rejet d’adultes dénués de ce que la directrice des Trois Ourses appelle « une capacité de lecture intuitive » :

Nous travaillons beaucoup sur l’abstrait et tout le monde n’est pas sensible à ce genre d’art. […] Le livre doit absolument rentrer dans des cases. On observe parfois une méfiance à l’égard de ces livres qu’on ne « comprend pas ».

Peut-on considérer la lecture d’un livre d’artiste comme une expérience similaire à celle d’une œuvre abstraite ?


Le peintre Piet Mondrian considérait ses tableaux comme « des allégories de l’harmonie, réalisant l’unité de l’esprit à la matière [5]». Lire une peinture abstraite reviendrait à vivre et interpréter une expérience sensorielle, impliquant nécessairement l’investissement sensible du lecteur, tout comme la lecture d’un ouvrage dont le contenant ferait partie du projet artistique.

Ainsi pour Anne Moeglin-Delcroix :

[...]le sens du livre est le livre en son entier, non ce qu’il contient. En ce cas seulement, le livre n’a pas un sens, il est son sens ; il n’a pas une forme, il est une forme. (p.4)

Une différence fondamentale existe toutefois entre un tableau et un livre d’artiste : la lecture du tableau n’exige pas la manipulation du spectateur, alors que le livre d’artiste pour enfants laisse le choix à celui qui le regarde de devenir l’acteur d’une performance. Si la posture intellectuelle reste la même, la lecture du livre d’artiste induit une interactivité physique avec l’objet. La manipulation des pages fait émerger une temporalité dans la contemplation. L’artiste et pédagogue Bruno Munari fait une observation en ce sens [6] :

Si les formats suivent le mode croissant ou décroissant, s’ils sont interrompus ou, de toute façon rythmés, on peut obtenir une information visuelle rythmique, étant donné que tourner la page est une action qui se déroule dans le temps.

Prenons l’exemple du Livre illisible MN1 [7], dont l’artiste Miloš Cvach a proposé plusieurs lectures [8], afin de mieux comprendre le potentiel du livre d’artiste pour enfants.

Bruno Munari a délibérément qualifié son livre « d’illisible », non pas parce qu’on ne peut pas le lire, mais parce que la lecture n’est pas réduite au décryptage d’un ensemble de signes, dont l’interprétation serait universelle.

Le Livre illisible est un petit livre carré et souple, relié par une ficelle rouge. La couverture grise laisse apparaitre dans l’un des coins droit deux couleurs à l’intérieur du livre : le rose et le jaune, invitant le lecteur à le manipuler ; s’en suit un enchainement de pages aux formes et aux couleurs différentes.

Miloš Cvach propose deux lectures du livre. Dans l’une, le livre est une « sculpture » que le lecteur se contente d’observer - comme un tableau :

Je dresse le livre à la verticale et j’ouvre largement les pages dans l’espace. Et voici subitement une quantité de coupes droites qui vont dans tous les sens. […] Les ombres portées créent sur les parois des pages des dégradés aux nuances infinies. […] C’est la lumière, toujours changeante, qui anime en permanence cette petite sculpture

La seconde interprétation de Miloš Cvach se base sur la manipulation du support. Il s’agit selon lui d’effectuer « une lecture parmi mille autres » du livre, dans laquelle il bâtit progressivement un univers imaginaire par le biais d’une narration.


Miloš Cvach commence sa lecture de manière littérale...

D’abord le rouge, puis le gris-beige de la couverture […] à gauche toujours le même rouge, à droite plusieurs lignes obliques.

...puis développe par analogie un univers...

Puis […] une pyramide de deux couleurs, dont la partie gauche est encore réchauffée par les derniers rayons de soleil d’automne et celle de droite annonce déjà la fraîcheur de l’hiver.

...il finit par développer sa propre interprétation, en faisant totalement appel à son imaginaire.

Le froid s’intensifie, mais un peu de chaleur pointe […] Émane-t-elle d’une maison bien chauffée dans l’immensité blanche ? Oui ! Le toit long et bas de cette maison ressemble à ceux des fermes du haut plateau ardéchois.

Miloš Cvach a ainsi montré que les modalités d'entrée dans le livre d’artiste pour enfants sont infinies. Plusieurs opérations sont à l’œuvre, qui sollicitent l’imagination : la synthèse d’une perception, puis la production de schèmes associés à l'univers connu des lecteurs, qui apportent leur signification à des représentations abstraites.

Pour le philosophe Christophe Bouriau [9]:

L’imagination nous permet de présenter, de manière directe ou indirecte, mais toujours sensible, l’ensemble des objets concevables dépourvus de présence sensible.

La lecture des livres d’artistes pour enfants dépend entièrement des dispositions du lecteur à imaginer un univers concret à partir d’une représentation abstraite, alors que celle d’une œuvre littéraire invite plutôt le lecteur à construire un imaginaire à partir de représentations concrètes.

Anne Moeglin-Delcroix mène une réflexion en ce sens :

Le mouvement de la lecture [du livre d’artiste] est inverse, par lequel le lecteur est invité à quitter l’ordre de la représentation, à substituer la réalité à l’imaginaire, et ce non seulement en réactivant des traces imprimées, mais encore en produisant les siennes dans le monde. (p.146)

Expérience de réception auprès des publics éloignés du livre.

Pour illustrer l'impact de l'imagination dans la construction du sens des livres d'artistes, j'ai mené une brève expérience auprès de trente adolescents (quinze élèves en classe Ulis au lycée, en situation de handicap mental, quinze élèves en classe prépa-professionnelle en 3e , en difficulté scolaire et réorientation professionnelle), au sein du lycée Paul Claudel à Caen.


Un questionnaire a été distribué aux élèves au début de l’intervention, portant sur leur perception du livre.

À la question « qu’est-ce qu’un livre », les adolescents le décrive d'abord en termes de contenus : « c’est une histoire » ; 29% d’entre eux précisent que l’histoire est écrite sur des pages ; seule une minorité des jeunes perçoivent le livre matériellement : « Ce sont des pages enveloppées dans une planche dure » ou encore « un truc carré avec des pages et des écritures »

19 élèves ont répondu à cette deuxième question.

Une majorité d’entre eux - la totalité des adolescents en 3e prépa-pro - pensent que lire permet d’acquérir des connaissances ; 26% que la lecture permet de s’évader, d’imaginer.

Les élèves ne semblent pas disposés à s'immerger dans une lecture et certains d’entre eux expriment verbalement un sentiment de rejet envers le livre.


Après cette première enquête, des ouvrages aux formats originaux - dont des livres d’artistes pour enfants - ont été proposés sans médiation aux élèves par groupe de deux ou trois.

L’objectif était d’amener chaque groupe à présenter le livre découvert aux autres élèves de la classe et de vérifier à cette occasion si leur lecture correspondait à celle d’une personne munie d’une grande sensibilité artistique, comme Miloš Cvach.


Deux phénomènes ont particulièrement retenu mon attention. D’une part, trois élèves en situation de handicap mental (autisme) n’ont eu aucun mal à comprendre la représentation pictographique du Petit Chaperon Rouge de Warja Lavater [10], alors plusieurs élèves en classe prépa-pro sont restés hermétiques au concept.

Cela pourrait traduire une difficulté à appréhender des représentations du monde qui ne sont pas figuratives, si ces dernières ne sont pas expliquées. N'étant pas spécialiste du sujet, mon interprétation s'arrête là.


D’autre part, le livre Sounds de Keith Godard a été proposé à trois élèves de prépa-pro. Sans texte et sans image, tout comme le Livre illisible de Munari, Sounds invite à une lecture basée sur les sensations. Keith Godard fait appel au toucher du lecteur : à chaque page sa texture et son grammage, du léger voile au carton solide. L’ouïe est bien entendu sollicitée à la manipulation de chaque feuille jusqu’à un « scratch » final entre deux pages, créant la surprise.

Les élèves ont réussi à appréhender l’œuvre une fois le projet de l’auteur expliqué. Lorsque je leur ai demandé de décrire ce que pourrait raconter, ils ont expliqué :

Une journée banale, tranquille, sans aucun souci, et puis là un rebondissement comme une chute ou un accident.

Ainsi, les ados ont su synthétiser leurs perceptions et interpréter le livre par le biais de leurs références culturelles : dans l’imaginaire des adolescents, le rythme des pages interrompu par le « scratch » final a été traduit par « un accident ».


L’expérience a confirmé l'importance de la médiation du livre auprès des élèves, pour leur permettre de bâtir leurs propres entrées dans la lecture. Je peux témoigner du plaisir des adolescents à développer un imaginaire, lorsque les outils leur ont été expliqués - plaisir d’autant plus intense, que les adolescents se sont sentis « initiés » à une lecture singulière, que leurs camarades n’ont pas encore appréhendée.

Il pourrait être intéressant de réitérer l’expérience en expliquant cette fois d’emblée les projets des artistes, afin de laisser le temps à chacun de s’approprier le livre de manière plus développée.

Notre constat corrobore les propos d’Aude Séguinier :

Le livre d’artiste permet une autre entrée dans le livre.


Finalement

On dirait qu’il neige de Remy Charlip [11] est un petit livre blanc, présenté dans une pochette transparente que l’on peut refermer comme une enveloppe. Le sous-titre du livre, « Un livre d’images de Remy Charlip » est un clin d’œil au jeu proposé par l’artiste. En effet, chaque page d’un blanc immaculé ne propose pour toute « image » qu’un texte, dans une typographie très fine en bas de page, racontant une histoire qui se passe dans le Grand Nord : « Si tu regardes bien, tu verras qu’il neige… »

Une fois encore, le lecteur est amené à bâtir un univers concret à partir d’un élément abstrait. Elisabeth Lortic, l’une des fondatrices des Trois Ourses explique l’intérêt du livre, qui développerait la capacité d’anticipation nécessaire au lecteur pour accéder à la lecture d’œuvres littéraires, dans un entretien pour Le Monde des Livres [12] :

Ce livre défend cette anticipation qui est nécessaire à l’apprentissage de la lecture et qui peut se passer avec juste la lecture visuelle, la lecture des images, le simple fait de tourner les pages et de faire des suppositions pour interpréter les images.
[…] pour les tout petits qui ne savent pas lire, on voit les marques de la typographie comme des traces dans la neige, comme une image.

D’une même manière, Bruno Munari nourrit l'envie de sensibiliser à la lecture, lorsqu’il imagine ses Prélivres [13]: douze petits livres aux matières et aux reliures différentes (bois, tissu, plastique, etc. reliés par de la laine, une spirale, une agrafe, etc.) conservés ensemble dans une boite.

L’artiste explique son intention et évoque la nécessaire adhésion préalable du lecteur [14] :

Ils [Les Prélivres] doivent transmettre la sensation que les livres sont ainsi, remplis de surprises variées. La culture est faite de surprises, c'est-à-dire de la découverte de ce que l'on ignorait. Mais il faut être prêt à les recevoir et ne pas les refuser, de peur qu'elles ne fassent s'écrouler les places fortes que nous nous sommes construites.

Les artistes proposent une initiation à la lecture par le biais de l’objet. Dans son essai sur les théories de la réception [15], Vincent Jouve rappelle les activités nécessaires à une lecture idéale : « l’anticipation, la structuration et l’interprétation ». On a pu constater que la lecture d’un livre d’artiste pour enfants sollicite de manière amplifiée ces trois capacités, tout en s’affranchissant des codes nécessaires à la narration textuelle.


Tout comme les albums s’appuyant sur une narration par l'image, le livre d’artiste pour enfants permet une entrée dans la lecture à des publics ne maîtrisant pas la langue ou ayant des difficultés à déchiffrer un texte. Le livre d’artiste pour enfants ne souffre d’aucune barrière culturelle et permet de faire se rencontrer le livre et les publics les plus éloignés. Cela explique les expériences positives auxquelles nous avons pu prendre part et dont témoigne également Aude Séguinier. Les lecteurs ont surtout besoin de mobiliser leur imagination.


D’après l’analyse d’Anne Moeglin-Delcroix, le projet des artistes seraient de transformer la société savante en société « heureuse » grâce à un retour à « l’esprit d’enfance » :

L’enfant, dans son inachèvement, est l’être par lequel le monde pourrait se réapproprier la dimension du possible, autrement dit, la liberté d’imaginer l’avenir. (p.20)

Les livres d’artistes ont leur place dans le champ des livres pour enfants et la multiplicité de leurs possibles lectures constituent autant de portes d’entrée en littérature, l'espace où s'imaginent les possibles.


Notes

[1]BOULAIRE, C. (2012) « Faire bouger les lignes de l’album », in : La Revue des Livres pour Enfants n°264, p.80 à 87

[2]MOEGLIN-DELCROIX, A. (2012), Esthétique du livre d'artiste. Une introduction à l'art contemporain. Marseille: Le Mot et le reste. p.2

[3] NIЀRES-CHEVREL, I. (2013) « Album », in : NIERES-CHEVREL, I. PERROT, J. (dir.) Dictionnaire du livre de jeunesse. Paris : Édition du cercle de la librairie, p.16.

[4] Syndicat National de l’édition, 2013. Les chiffres clés de l’édition 2013, données 2012. Disponible sur Internet : http://www.sne.fr/img/pdf/Telechargements/chiffrescles_juin2013.pdf, [consulté le 29/05/2014]

[5] KERLO, F. (dir.) (2007) Histoire de la peinture. Paris : National Geographic, p.440

[6] Bruno Munari cité dans : MAFFEI, G. (2009) Les livres de Bruno Munari. Paris : Les Trois Ourses, p.23

[7] MUNARI, B. (2000) Livre illisible MN 1. Italie : Corrain

[8] CVACH, M. (2008) « Le livre comme une œuvre : anatomie d’un livre artistique », in : DEMILLY, C. (dir.) Quand les artistes créent pour les enfants. Paris : Autrement, p.41

[9] BOURIAU, C. (2003) Qu’est ce que l’imagination ? Paris : Vrin, p.80.

[10] LAVATER, W (1965) Le petit chaperon rouge. Saint-Paul-de-Vence : Maeght

[11] CHARLIP, R. (2000) On dirait qu’il neige. Paris : Les Trois Ourses

[12] Le Monde du Livre – université d’Aix-Marseille 2012. Interview d’Elisabeth Lortic et d’Annie Mirabel : un échange enrichissant. Disponible sur Internet : http://mondedulivre.hypotheses.org/492 [consulté le 29/05/2014]

[13] MUNARI, B. (1980) Prélivres. Italie : Danese

[14] MUNARI, B. (1981) Cosa nasce cosa. Italie : Laterza

[15] JOUVE, V. (1993) La lecture. Paris : Hachette

[16] SCHAEFFER, J.M. (1999) Pourquoi la fiction. Paris : Seuil, p.231


(cet article est une adaptation de mes recherches en 2014)

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